AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


Eût-il été écrit au XIXème, que "Le Locataire" aurait pu sans effort se sous-titrer : "Histoire d'un Chimérique" ou encore "Histoire d'Un Lâche." Son héros (si l'on peut ainsi qualifier Elie Nagéar) apparaît comme une sorte de Jean Cholet ("L'Âne Rouge") mais un Jean Cholet qui serait passé à l'action. La différence gît dans l'origine sociale des deux hommes : le premier, si vous vous rappelez, venait de la toute petite bourgeoisie, celle qui tire le Diable par la queue plus souvent qu'à son tour ; le second, Elie Négéar, appartient à la riche bourgeoisie juive qui vivait en Turquie sous Mustapha Kémal. Pour Cholet, tout a toujours été difficile et besogneux, tout a toujours senti le chou bouilli et les planchers encaustiqués sans relâche "pour faire bien". Tandis que, pour Nigéar, il y a eu domestiques, gouvernantes, précepteurs, vacances estivales dans une somptueuse résidence secondaire, pour fuir les chaleurs de l'été ottoman et argent, bien sûr, toujours - en tous les cas, avant le décès du père. Au sein de sa famille étroite et figée, Cholet s'est toujours senti plus ou moins un "étranger", à tout le moins profondément différent, et, sans cesse, il a rêvé d'un autre sort, infiniment supérieur à celui de son père, un père qui, pourtant, était probablement la seule personne pour qui il eût jamais ressenti quelque chose qui s'approchât de l'affection. Au sein de son clan fortuné et joyeux, Nigéar se sentait, lui, parfaitement à sa place, perpétuellement réchauffé dans le cocon de cette ambiance levantine qui lui permettait, même après la ruine de son père, de vivoter avec grâce, sautant d'affaire en affaire qui lui rapportait toujours suffisamment de quoi vivre. Jusqu'au jour où l'une de ces affaires, justement, un coup, d'ailleurs très légal, de deux-cent-mille francs, a crevé, telle une bulle de savon, alors qu'il allait se saisir d'elle.

Inhibé par cet échec auquel il ne s'attendait pas, Nigéar se retrouve alors à Bruxelles, dans un palace, avec une espèce de call-girl, Sylvie Baron, qu'il a rencontrée lors de la traversée le menant à Marseille, mais sans plus un sou - ou en tous cas, pas grand chose - mais avec un rhume carabiné qui a, pour être franc, des allures de bonne grippe bien désespérante. Or, Sylvie a besoin d'argent. Il sait bien que, s'il n'en a pas, elle le quittera. Comme il sait qu'elle ne l'a suivi et n'est devenue sa maîtresse que parce qu'il en avait et faisait très homme d'affaires. Mais aujourd'hui, il n'est plus rien, non, rien d'autre qu'un petit Levantin maigrelet et cassé par la toux, qui ne sait absolument pas comment se sortir du pétrin où il s'est fourré tout en gardant le beau rôle ...

Le hasard place entre eux un courtier hollandais qui fait plus ou moins les yeux doux à Sylvie. Jalousie ou certitude que, de la valise en cuir de porc que conserve avec lui le Néerlandais, pourrait jaillir le miracle qui le sauverait ? Toujours est-il que, profitant d'une absence de sa compagne, partie faire du shopping avec ce qu'il lui reste pratiquement d'argent, Elie Négéar se lève, s'habille et file le Hollandais jusqu'à la gare. Là, il prend un aller-retour et s'arrange pour se retrouver dans le même wagon-couchettes que van der Chose, ainsi qu'il l'a surnommé. le train va en France et le hasard veut - et c'est très important, évidemment même si le lecteur ne l'apprend pas tout de suite - que Négéar accomplisse son crime alors qu'il a déjà franchi la frontière. En d'autres termes, s'il est découvert, conformément à la loi française, il est passible de la peine de mort alors que, eût-il tué un peu plus tôt, sur le sol belge, qu'il eût conservé sa tête.

De Paris, terminus du train, Elie saute immédiatement dans un autre train qui le ramène à Bruxelles, les poches bourrées d'argent français. Si elle en est très étonnée et d'abord heureuse, Sylvie n'en reste pas moins soucieuse. Prudente, elle décide d'expédier Elie dans sa propre famille, à Charleroi. Son père y est fonctionnaire (dans les tramways, il me semble) tandis que sa mère s'active dans la maison et tient des chambres meublées. Ca tombe bien : la dernière fois qu'elle est allée voir les siens - les courses avec le dernier argent d'Elie, c'étaient pour sa mère, sa soeur et son père - Sylvie a constaté qu'il restait une chambre à louer. Un peu réticent au début, Négéar, qui commence enfin à réaliser les risques qu'il encourt, finit par se soumettre. Comme il a de l'argent, il lui est facile de payer deux ou trois mois d'avance et se voit donc reçu comme un coq en pâte dans la paisible maison wallonne dont le lecteur apprend, peu à peu, à découvrir les charmes tièdes et profonds et cette tranquillité douce du réveil qui fait tic-tac dans la cuisine où ronfle toujours le poêle.

Pendant ce temps, restée à Bruxelles, Sylvie surveille les journaux.

Au début, bien sûr, l'enquête piétine. Mais l'on apprend bientôt que les numéros des billets avaient été conservés par la banque d'où ils sortaient ...

Le roman enclenche alors le turbo, l'action se précipite. D'un côté, Sylvie, qui veut à tout prix que Négéar quitte le nid qu'elle lui a si imprudemment indiqué ; de l'autre, Négéar qui, au fur et à mesure que les pressions augmentent, alors même que tous les membres de la pension Baron sont mis au courant (sauf le père), nie la réalité qui s'avance à grands pas voraces, affirme que la police finira par se lasser et, surtout, qu'elle ne retrouvera jamais sa trace ...

Ce chimérique, ce rêveur, né avec une cuillère d'argent dans la bouche, ne peut se confronter à la réalité qu'il a pourtant lui-même façonnée. On en vient même à se demander où diable où il a trouvé le courage de tuer ! Dans une jalousie larvée ? Plus d'ailleurs envers la réussite du Hollandais que parce que celui-ci n'arrêtait pas de détailler Sylvie au restaurant ? Quoi qu'il en soit, ce crime l'a pour ainsi dire liquidé, lessivé, dépouillé du peu de force morale qu'il était susceptible de posséder. Tout comme l'enfance peu aisée et les frustrations de Jean Cholet avaient fait de celui-ci un ambitieux plein d'impudence mais cependant foncièrement incapable d'endosser une seule responsabilité véritable, incapable en fait de se comporter en homme, la jeunesse dorée et pourrie de nonchalance d'Elie Négéar lui a interdit d'atteindre à la maturité individuelle et sociale. Seule, semble-t-il, l'ancienne assurance de celui qui a toujours eu de l'argent lui a donné la force non seulement d'envisager le crime, mais aussi de passer à l'acte. Encore, répétons-le, n'aurait-il pas peut-être agi ainsi si ne s'était mêlé à tout ça ce lourd sentiment d'envie d'un homme qui n'a jamais vécu que dans la chance et qui n'admet pas que celle-ci le lâche ...

Ce n'est peut-être pas l'un des romans les plus réussis de Simenon : la première partie paraît un peu trop lente, comme hésitant sur la direction à emprunter. Mais dès la seconde, quand le train personnel du "Locataire" - si l'on veut bien me permettre cette image - prend de la vitesse, le lecteur se sent à nouveau dans le bain habituel de Simenon : minutieuse description des caractères, avec leurs illogismes, leurs "trous", leur complexité en un mot ; pensionnaires d'abord silhouettés à la va-vite et puis qui prennent de plus en plus de profondeur, notamment Moïse, l'étudiant, juif également mais pas Levantin, que Mme Baron Mère traite presque en fils ; ambiguïté de tous, qui s'étale et ne s'explique pas - car Domb lui-même, le Polonais, qui eût pu dénoncer Négéar, ne bronche pas quand il apprend la vérité, par loyauté, semble-t-il, envers Mme Baron, laquelle, pourtant, ne le tient guère en son coeur ; aplomb fataliste d'une Sylvie qui, les excès de tendresse en moins, ressemble finalement diantrement à sa mère par toute sa force de caractère ; complicité tacite, soulignons-le encore, de tout le monde, y compris d'Antoinette, la jeune et rousse soeur de Sylvie, dont on ne saura jamais vraiment si elle avait le béguin pour le triste et falot Négéar et, par-dessus tout, cette habileté suprême de l'auteur liégeois à vous planter un décor en deux temps trois mouvements. On ne voit pas la pension Baron : on y ENTRE et on y VIT.

A réserver toutefois aux inconditionnels de Simenon, à ceux qui liront chaque opus jusqu'au bout, comme ils liront tout Balzac ou tout Zola, ou encore tout Céline - tout simplement pour tenter de comprendre comment fonctionne un génie littéraire. ;o)
Commenter  J’apprécie          90



Ont apprécié cette critique (5)voir plus




{* *}