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Critique de Woland


Nous avons déjà eu l'occasion, en lisant la série des "Maigret", de souligner combien les intrigues qui se déroulent sur ou près de l'eau, qu'il s'agisse d'eau douce ou d'eau salée, paraissent éveiller chez son auteur un élan particulier. A la lecture du "Passager du "Polarlys", on est une fois encore troublé de constater combien ce décor liquide et mouvant, ici la Mer du Nord et les approches de l'Arctique, parvient à inspirer Simenon. Nous le savons aussi très doué pour établir dès le départ une ambiance qui signe tout son texte mais ici, vraiment, le "Polarlys" est encore à quai que, déjà, le lecteur se glisse sans problèmes dans le petit cercle de passagers qui vont être les protagonistes du roman. Au nombre des passagers, nous comptons bien évidemment les membres de l'équipage, parmi lesquels le capitaine Petersen, les deux officiers en second, le tout nouveau venu qu'est Vriens, le troisième officier, tout juste sorti de son école maritime néerlandaise, le steward plus qu'efficace et, tel un scout un peu vieilli, "toujours prêt", ainsi que quelques silhouettes, stewardess et matelots, jouant les indispensables utilités.

Avant même d'avoir levé l'ancre, le "Polarlys" voit s'abattre sur lui ce que les marins, du plus jeune mousse au vétéran le plus alcoolisé, surnomment "la poisse", en un choeur superstitieux peut-être mais qui ne manque jamais de faire son petit effet. Or, cette "poisse", le capitaine Petersen la renifle dans l'air avant même que les dockers aient achevé de remplir les soutes de son bateau et, forcément, il est soucieux. Déjà, vers les cinq heures du matin, il a vu son troisième officier débarquer d'un taxi plus raide qu'un parapluie et passablement fatigué par une nuit d'alcool et de veille. "Pacha" exemplaire et responsable, qui plus est luthérien de confession, Petersen ne se réjouit absolument pas de pareil spectacle. Il constate toutefois que Vriens est suffisamment clair pour s'installer à sa place et contrôler les passeports des passagers. C'est d'ailleurs vite fait : il n'y en a que quatre. Seulement, à peine le "Polarlys" s'est-t-il élancé, majestueux, sur la mer qui lui ouvre toutes grandes ses eaux glacées, qu'on s'aperçoit que ce quatrième passager, dont Petersen n'a entrevu qu'un imperméable beige ou gris et un chapeau ou une valise de couleur verte, s'est évanoui dans le décor. Est-il toujours sur le bateau ? L'a-t-il quitté et, si oui, pourquoi s'être fait inscrire ? ...

Car il s'est bien fait inscrire. le registre tenu à jour par Vriens le prouve. Et s'il venait au capitaine d'émettre des doutes quant à une erreur possible de la part d'un homme pas encore tout à fait désimbibé, il n'en resterait pas moins vrai que, lui, Petersen, a vu le passager-fantôme. Mieux : la jeune, belle et élégante Katia Storm, qui voyage sous passeport allemand, le confirme : elle aussi a vu le passager disparu.

Dans la foulée, l'assassinat du conseiller de police allemand von Stern, qui rejoint le "Polarlys" sur un petit bateau, peu après le départ du navire, incite Petersen à envisager l'apparition et l'inscription du passager mystérieux sous un jour nouveau mais encore plus désagréable : peut-être est-il monté à bord tout simplement pour tuer. M. von Stern, en dépit de la qualité purement honorifique de son titre et de ses allégations personnelles, était préoccupé par quelque chose. Il avait même demandé à ce qu'on l'appelât M. Wolf. Moins de douze heures après, on le retrouvait mort dans sa cabine, frappé de plusieurs coups de couteau.

Quand elle s'abat sur un bateau, la poisse, on le sait bien, ne le quitte pas de sitôt. Mais là, vraiment ... Il y a, dans la silhouette bougonne et résolue du capitaine Petersen, dans sa façon d'observer les choses et les êtres et aussi, avouons-le, dans sa manière de tirer sur sa pipe, quelque chose qui n'est pas sans rappeler Maigret. Mais un Maigret bien sûr beaucoup plus prudent quoique tout aussi soupçonneux. Si, selon le mot bien connu du commissaire, il "ne sait rien", Petersen perçoit en tous cas toutes les bizarreries qui peuplent désormais son "Polarlys" et la présence d'un inspecteur allemand, embarqué dans le port où l'on a descendu la dépouille mortelle du conseiller von Stern, ne le rassure pas plus que ça.

Sur le "Polarlys", si la machine elle-même fonctionne plutôt bien (encore heureux, compte tenu des tempêtes, des vents et des brouillards glaciaux qu'elle doit affronter), les passagers se comportent plutôt mal ou alors sans aucun sérieux. Katia Storm couche avec Vriens. Les autres passagers mâles - y compris le capitaine - sont fascinés. Et il y a aussi ce soutier rouquin embauché à la dernière minute et qui traîne toujours là où il ne faut pas en ayant l'air de savoir bien des choses.

Pour le mystérieux passager qui, après s'être inscrit et avoir fait contrôler son billet, s'est escamoté en deux temps trois mouvements, rien de nouveau. Tantôt, on croit, non, on est sûr qu'il est toujours présent. Tantôt, la soute se vidant au fur et à mesure des escales le long des côtes norvégiennes, on se dit, résigné, qu'il a filé depuis longtemps. Mais où et surtout comment, l'énigme reste entière.

Pour ajouter un peu plus de piment à toutes ces sources d'angoisses et d'inquiétudes diverses, le capitaine réalise que von Stern s'intéressait à la mort par overdose d'une jeune fille de la bonne société, retrouvée plus froide que la tombe à Paris, sur un lit froissé, dans l'appartement prêté à ses très nombreux amis par un artiste-peintre d'un certain renom et qui, depuis qu'il est parti en vacances, est difficilement joignable. Alors Petersen relit les journaux retrouvés chez le conseiller, allemands, anglais et même français. Mais comment lier cette mort, accidentelle ou pas, au "Polarlys" qui, une chose est sûre, ne transporte aucune drogue homologuée - sauf peut-être la morphine prévue pour les blessures graves dans le carré médical ?

Je vous dois un aveu : bien que bretonne, la vie a fait que je n'ai, de ma vie, mis le pied sur un seul bateau. Il de ces injustices ... Mais, grâce à Simenon (et à quelques autres écrivains dont Patrick Quentin par exemple pour le policier ou le grand William Hope Hodgson ou le non moins grand Jean Ray pour le fantastique), il m'est arrivé d'embarquer sans aucun problème - et sans aucun besoin de paperasses administratives - sur des bateaux où je me sentais tout de suite chez moi. Un brouillard aussi épais que mystérieux m'enveloppait et je devenais une sorte de fantôme qui, d'une façon ou d'une autre, cherchait à savoir ...

Ma visite sur le "Polarlys" m'a enchantée, et ce littéralement de la première à la dernière phrase. C'est comme ça que je conçois un bateau, en tous cas en littérature : roulant sous la houle, craquant aux entournures, hanté par des passagers excentriques et des membres d'équipage inquiétants (ou le contraire, ou les deux à la fois ) et fleurant bon l'énigme, la peur, l'assassinat, le sang ... Que, sous les plumes spécialisées, se joignent à la traversée un ou plusieurs fantômes, en général mal intentionnés, n'est pas mal non plus mais, vous vous en doutez, le "Polarlys", en dépit de sa traversée mouvementée, n'abrite et n'abritera jamais aucun spectre. La résolution de l'énigme est simenonienne et donc, très rationnelle, avec un petit arrière-plan de mélodrame (Katia Storm et l'incroyable Vriens sont des personnages de mélo mais revus et corrigés à la manière de l'auteur belge), ce qui n'enlève d'ailleurs rien au plaisir pris par le lecteur.

Un roman à connaître et à faire connaître, donc. Surtout si vous aimez la mer, les bateaux et les mystères. Surtout si vous savez d'expérience que Simenon se débrouille très bien dans tous ces éléments-là. Bonne lecture à toutes et à tous ! ;o)
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