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Critique de Woland


Au fil de ses aventures dans un monde qui a tout d'un kaléidoscope de brumes et de lumières, le commissaire Maigret a rencontré toutes sortes de personnages et fait face à toutes sortes de situations. Parlons d'abord des femmes car, pour ceux qui connaissent les relations de Simenon avec la gent féminine et plus encore ce lien d'amour-haine qu'il entretint jusqu'au bout avec sa mère, il y a là quelque chose de très étonnant. Cet homme à femmes, ce mari volage, ce père ambigu qui inventa le personnage de Maigret, est aussi l'auteur de quelques uns des plus beaux portraits de femmes de la littérature. Certaines de ses héroïnes, même quand on les sait coupables, sont tout bonnement extraordinaires de vérité et de dignité. Crime ou pas, on a envie de les aimer : elles sont si fortes, si rassurantes ... Simenon a aussi magnifiquement recréé les gorgones de l'Antiquité, les réincarnant les unes en femmes fatales, les autres en impeccable mères de famille dissimulant, sous leurs beaux atours à la messe du dimanche, une folie qui rampe et s'insinue ... Les jeunes filles ne sont pas à négliger: innocentes mais résolues, incompréhensibles, superficielles, découpées en silhouettes ou brodées en poupées, prêtes à tout par amour ou solidarité, excentriques aussi et, bien sûr, ce qu'on appelait encore à cette époque les "vieilles filles" comme la Julie du "Port des Brumes" ou la "Félicie" de "Félicie est là."

Mais par le nombre, les hommes conservent la partie belle. On évoquera, non sans quelque tendresse, les demi-sels qui, sortis des obligations du "métier", ne demandent pas mieux que de prendre une bière avec un Maigret que, dans le fond, ils admirent et respectent ; la masse des notables, petits ou grands bourgeois, presque tous insupportables, en tous cas au premier regard, snobinards ou faussement joviaux, toujours prêts à citer le procureur ou le préfet qui est "de leurs amis", alcooliques ou d'une sobriété trop donneuse de leçons pour être honnête, toujours prêts à courir le jupon, sans honte pour les célibataires, dans l'ombre et avec mille précautions pour les hommes mariés, parfois foncièrement honnêtes mais acculés au crime parce qu'une imprudence les a projetés entre le marteau du chantage et l'enclume de la révélation d'une erreur passée ; leurs domestiques, impassibles ou révoltés, qui cachent tous quelque chose ou alors mènent délibérément Maigret sur une fausse piste pour le bénéfice de leurs maîtres ; les "petits métiers", à savoir cabaretiers rubiconds, aubergistes maussades, bateliers à demi mutiques, marins eux aussi taiseux par nature mais qui, lorsqu'ils ont bu n'importe quoi, se mettent à bramer bien haut tout ce qu'on ne voudrait pas entendre, et puis, par-ci, par-là, quelques paysans, dont on ne peut guère dire qu'ils se montrent plus bavards ; la lie de la pègre, qui, en général, ne fait que passer mais qui occupe bien la scène quand on lui laisse carte blanche ; un ou deux enfants de choeur, qui se glissent dans les rues des petites villes pour réveiller les nostalgies d'enfance du commissaire ... ; sans oublier les policiers, les honnêtes et les ripoux, et, tout à fait à part, le célèbre inspecteur Lognon, mieux connu de la P. J. et des lecteurs de Simenon sous son surnom ô combien évocateur de "l'Inspecteur Malgracieux."

Et pourtant, il faut bien l'admettre, rares sont, dans cette foule virile, ceux qui se sentent assez forts pour affronter le défi Maigret. Pietr-le-Letton est de ceux-là et le Dr Michoux, qui ne consulte jamais, est confondant de froideur. Autre exception, sidérante parce que comme toute faite de la glace la plus pure : Grandmaison, le maire du "Port des Brumes." Et puis, dans "L'Ecluse N°1", apparaît Emile Ducrau, patron-marinier qui traîne sur les quais de la Seine une silhouette qui se veut invincible et un caractère qui n'a pratiquement rien à exprimer pour que le plus idiot comprenne que mieux vaut ne pas s'y frotter.

Dès le début, Ducrau et Maigret se reconnaissent comme nés sinon du même moule, en tous cas de moules voisins : ambitieux tous les deux, habitués à penser et à raisonner de telle sorte qu'ils déroutent leur adversaire, lequel s'imagine, bien à tort, qu'ils ne pensent ni ne raisonnent, ne lâchant jamais l'un la piste qu'il suit, l'autre l'affaire qu'il a flairée, tous deux monstres de volonté et aussi d'entêtement, tous deux lourds de cette "pesanteur" dont Simenon qualifie souvent Maigret tout en précisant qu'il est bien difficile de définir correctement la nature du phénomène.

Mais attention ! Il y a pourtant de subtiles, d'essentielles différences entre Ducrau et Maigret. La plus importante peut-être, c'est que Maigret a un foyer où se resourcer, une Mme Maigret sur qui il peut toujours compter - et qu'il aime, à sa manière bourrue et taquine même si, comme l'affirma un jour Simenon dans une interview, il pensait pour sa part que Maigret trompait sa femme de temps à autre mais que, lui, Simenon, n'était pas attiré par l'idée d'en faire un livre.. Pour Ducrau, ce n'est pas du tout la même chose - et c'est là, d'ailleurs, que réside le drame qui viendra à bout de lui : oui, il est marié et, contrairement au couple Maigret, resté sans enfants après la mort d'une petite fille, il a deux enfants, un fils et une fille. On peut même y adjoindre un beau-fils, qui est dans l'armée. Mais cette famille est une coquille vide ou presque et Ducrau ne l'aime pas. le lecteur finirait par s'en apercevoir très vite si le patron-batelier qui, autre différence avec Maigret, est plutôt du genre bavard, ne l'en prévenait largement à l'avance.

"L'Ecluse N°1" peut se résumer à un affrontement entre deux fortes personnalités, là encore dans un décor fluvial, avec écluses, péniches et brumes venues de l'eau. Mais la profondeur psychologique des personnages, l'habileté avec laquelle l'auteur amène l'intrigue centrale, une intrigue que le théâtre grec n'aurait pas reniée, dans un univers moderne et somme toute assez banal, dote ce duel d'une épaisseur et d'une puissance qu'on n'oublie pas. ;o)
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