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Critique de Woland


Woland
09 septembre 2015
"l'evadé" reste pour moi jusqu'ici l'ouvrage le plus énigmatique de Georges Simenon. le titre déjà interroge : le héros a-t-il vraiment été bagnard en Guyane ? ou bien cherche-t-il, depuis pratiquement son enfance, à s'évader désespérément d'un personnage qu'il n'aime pas et n'a jamais aimé, et cette volonté l'a-t-elle fait sombrer dans la folie pure et simple ? Oui, je sais que Simenon nous donne plus de détails qu'il ne nous en faut sur la liaison d'Henri Vaillant, jeune, avec la jolie Mado, suur leur volonté de monter un coup pour effrayer un micheton, sur le micheton qui ne se laisse pas faire du tout, l'arrestation, le jugement, le bagne et puis sur Mado qui, restée à Paris, se donne un mal de chien auprès de Bébert-l'Italien pour procurer de nouveaux papiers à son amant afin qu'il puisse au moins, s'il parvient à s'échapper de Guyane, bénéficier d'un Etat-civil en béton.

Je le sais, je l'ai lu et j'y ai cru. Parfois, j'y crois encore. ;o) le problème, c'est "la tête de bois", l'allure de pantin, presque d'automate de Jean-Pierre Guillaume, surnommé J. P. G. par ses élèves et, de manière générale parce que facile à utiliser, par tous ceux ou presque qu'il fréquente dans sa nouvelle vie.

En effet, Henri Vaillant-J. P. G. est parvenu à s'évader. Mieux : il s'est refait une vie grâce aux bijoux que, lors de leurs retrouvailles, il avait dérobés à Mado - des bijoux qui, à l'époque, valaient bien deux mille francs ... Et à partir de là, on peut dire que la chance ne l'a plus quitté. En tous cas, en apparence . Songez que, en province, il a réussi à épouser une demoiselle Lamarck, fille de colonel, à se faire une bonne petite situation tranquille, mieux encore peut-être, à gagner, à défaut de leur sympathie, l'estime de tous. En dix-huit ans, il a eu le temps de faire deux enfants, Hélène, environ seize ans, gentille, mignonne, gaie, qui a abandonné ses études et s'occupe de la maison avec sa mère, et Antoine, un gamin un peu plus jeune, qui fait de l'allemand pour complaire à son père (dont c'est la spécialité) mais qui, même si c'est lui qui restera le plus fidèle à J.P.G. lorsque sonnera l'heure de la police, n'est pas vraiment apprécié de son géniteur. Ajoutez à cela une jolie petite maison bien proprette, un bon petit statut social, le salut de tous ceux qui comptent, l'amitié du Dr Digois, bien embarrassé par les subites extravagances auxquelles se livre J. P. G., la bienveillance du proviseur, des perspectives de fin de carrière avec les palmes ...

Un beau matin, tout cela vole en éclats. Avez-vous déjà vu, dans un film, la séquence d'une vitrine réduite en morceaux mais dans le silence le plus absolu, le metteur en scène ayant opté pour cette solution afin de rendre la scène plus impressionnante - le plus souvent, elle est aussi filmée au ralenti ? Eh ! bien, le début de "l'evadé", c'est exactement cela. Tout est calme, tout est normal, les élèves piétinent dans la cour en attendant la sonnerie de 8 heures, les classes rentrent une à une sauf celle de J.P.G. justement, dont les membres continuent à faire consciencieusement le pied de grue devant l'établissement. Enfin, enfin, J. P. G. arrive. C'est la première fois qu'il est en retard et, s'il n'a pas l'air vraiment malade, il apparaît à tous bizarre, comme changé. Jusqu'à son fils, qui l'a pourtant quitté le matin dans un état parfaitement normal, qui a du mal à le reconnaître.

Et voilà que dans la classe, ça continue de plus belle ... J.P.G. est bel et bien là, parmi ses élèves et leurs pupitres, les yeux fixés à l'extérieur par la fenêtre grande ouverte, mais en même temps, il est ailleurs. le pitre de la classe, qui est aussi, les deux choses n'étant pas incompatible, un excellent élève, le jeune Vial, profite de l'état pour le moins étrange dans lequel il voit son professeur, pour tenter de lui piquer une grotesque silhouette de carton dans le dos. Mais là, retrouvant ses instincts les plus vifs, J. P. G. se retourne, attrape Vial - le genre plutôt maigrelet - le secoue comme un squelette de classe d'anatomie et si violemment qu'il lui en arrache une manche de sa veste.

Scandale ! Scandale ! Un élève affolé court chercher le Proviseur dont les pas rapides se font bientôt entendre dans le couloir. D'abord bouche bée, cet homme à poigne somme son professeur fautif de regagner illico ses pénates, pénates dont, assurément, il n'aurait pas dû sortir ce jourd'hui et lui conseille - ou plutôt lui ordonne - de prendre un peu de repos. Pour le père de l'élève Vial, l'une des grosses pointures du Conseil Municipal, il faudra aviser à des excuses plates et bredouillantes - comment en présenter d'autres, d'ailleurs ? le geste de J. P. G. est d'autant moins excusable que, répétons-le, malgré sa tendance à faire des grimaces parfois malavisées, le jeune Vial appartient, c'est indiscutable, à la catégorie de ces élèves qu'on montre en exemple dès qu'un Inspecteur d'Académie s'en vient rôder par là.

L'on pourrait penser que le choc - car choc il y a eu pour tous, y compris pour J. P. G. - va remettre en place la cervelle de celui-ci. Mais non ! Au lieu de rentrer chez lui, il erre de ci, de là, boit au moins trois Pernod, s'achète un paquet de cigarettes (lui qui n'a pas fumé depuis dix-huit ans) et va et vient en ne pensant qu'à une seule femme, un seul prénom : "Mado." Une manucure dont le magasin de coiffure, à la vitrine délicatement mauve, vient de s'assurer les services expérimentés. D'autant plus expérimentés que "Madame Mado" vient de ... Paris.

Pour J. P. G., qui est tombé sur l'annonce pendue à l'intérieur du magasin en se rendant ce matin au lycée, le monde s'écroule. Certes, on change en dix-huit ans, nous en savons tous quelque chose mais le risque que Mado le reconnaisse, lui, l'évadé de Cayenne, l'amant qui, pour la récompenser de l'avoir aidé à recouvrer sa liberté, n'a songé qu'à l'abandonner, après une nuit d'amour bassement sexuelle en emportant ses bagues (et même un peu de monnaie supplémentaire), est réel, bien réel. Cet homme, dont on dit couramment qu'il n'a aucune imagination, commence alors à se faire tout un cinéma dont le lecteur, tantôt bouche-bée, tantôt hostile à des idées qui lui semblent complètement folles, tantôt presque convaincu, mais toujours solidement "ferré" par un Simenon qui le fait descendre au plus abyssal d'un caractère qu'on ne voit jamais que de l'intérieur avec, de temps à autre, quelques "éclairages" toujours plus ou moins partiaux de tel ou tel, membre de la famille ou pas, finit par ne plus savoir quoi penser exactement.

La fuite finale de J. P. G., qui retourne se perdre dans la capitale pour, dix-huit ans après, soulignons-le une fois encore, tenter d'y retrouver, après une Guerre mondiale qui a démoli tout un monde et à l'aube d'une autre qui va raser le monde avec encore plus de minutie, un Bébert-l'italien dont plus personne ne semble savoir qu'il a existé, consterne encore un peu plus le malheureux lecteur qui, à ce stade, ne suit plus du tout. Quand il récapitule en effet, que voit-il ? Un professeur d'allemand très bien noté, menant une vie exemplaire quoique sans amour dans une petite ville de province, un homme certes cultivé et intelligent, qui perd les pédales à la seule apparition, sur une vitrine, d'un prénom. Mais il y a mieux - ou pire : quand il tente de rendre les deux mille francs de jadis à ladite Mado, qui a maintenant cinquante ans dépassés et vit en couple avec un vieux paysan, la femme non seulement ne le reconnaît pas mais en plus contraint son compagnon à lui restituer un argent dont elle ne comprend pas en quoi il la concerne. Pour une luronne qui, jadis, avait ses entrées dans les boîtes les plus louches et fricotait allègrement avec la pègre, voilà une réaction pour le moins surprenante ! Lentement, sûrement, l'Obsession, on peut même l'écrire avec une majuscule, s'enfle, se fait aussi grosse que le boeuf ... et n'éclate pas. C'est la raison de J.P.G., elle, qui éclate en admettant, bien sûr, que cet homme ait jamais été normal.

En résumé, cette histoire, somme toute abracadabrante et bourrée de trous comme un vieux gruyère datant de Mathusalem, n'est-elle pas le produit des fantasmes d'une vie étriquée, souffreteuse et dévorée par la frustration, surtout sexuelle ? Ou alors, l'histoire est vraie, en tous cas plus ou moins, mais la pression, maintenue pendant dix-huit ans sur son protagoniste principal pour lui permettre de vivre en bourgeois modèle, l'a transformée en un véritable cauchemar qui traque désormais J. P. G., rêveur éveillé par la seule apparition d'un diminutif, d'ailleurs foncièrement vulgaire, sur une affiche de coiffeur.

La fin est abrupte, déroutante. Après quelques avatars, J. P. G. est persuadé d'avoir retrouvé "Bébert l'Italien" en la personne d'un certain "M. Philippe." Mais celui-ci fait signe à ses videurs et, comme un rappel de la manche brutalement arrachée au tout début de l'histoire à la veste de l'élève Vial, J. P. G., ou Henri Vaillant, ou peu importe comment il se nomme et qui il est (ou se croit) vraiment, déchire violemment les trois quarts de sa tenue dans le night-club de M. Philippe et finit, coincé entre deux inspecteurs de police, à l'arrière d'une voiture, roulant vers on ne sait quel commissariat de quartier où il fera tout pour se faire déclarer fou car jamais, JAMAIS, il ne retournera au bagne.

Je vous préviens : j'en suis restée baba. Il m'a fallu deux jours pleins pour tourner et retourner toute l'histoire dans ma tête et monter tant bien que mal cette modeste fiche. Mon instinct me fait plutôt pencher vers l'histoire du pauvre type qui perd un jour la tête et qui, s'il est bien un évadé, ne le sera jamais que d'une vie qui n'a de familiale que le nom. Cela dit, c'est indiscutable, Simenon nous fait un récit détaillé et parfaitement logique de la vie d'Henri Vaillant, lequel donnera naissance à Jean-Pierre Guillaume.

Mais l'impression générale, celle que je conserverai de cet excellent roman - à réserver aux inconditionnels, je pense, toutefois - est celle d'une promenade dans un esprit fêlé et trop tendu dont, volontairement, l'auteur nous dissimule, par jeu ou pour voir ce que cela donnera (après tout, tout écrivain aime expérimenter), des éléments qui jetteraient un peu plus de lumière sur tel ou tel personnage, tel ou tel événement.

A recommander néanmoins à tous les Simenoniaques de l'univers. C'est pratiquement un lieu commun de dire que les romans de Simenon, y compris les "Maigret", sont souvent noirs mais avec "l'evadé", vous marchez dans l'obscurité complète, au risque de vous perdre intégralement, vous et votre ombre. Soyez donc prudent ! ;o)
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