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Critique de Bdotaku


LA RAFLE DES NOTABLES d'Anne SINCLAIR (mars 2020)

Dans son livre « 21 rue de la Boétie » (2012), Anne Sinclair revenait sur l'histoire de son grand -père maternel, Paul Rosenberg, célèbre marchand d'art. Aujourd'hui, elle s'attache au versant paternel de sa famille à travers la figure de Léonce Schwartz, son autre grand-père.
Elle avait connu son grand-père paternel, elle possédait de nombreux documents et archives le concernant : c'était un grand galeriste, un précurseur en art moderne, une figure de son temps dont l'histoire personnelle croisa la route de l'Histoire. de son autre grand-père, mort juste après la fin de la guerre, en revanche, elle ne connaissait qu'une légende familiale -qu'elle évoque d'ailleurs dans « 21 rue de la Boétie »- : une rocambolesque évasion du camp de Drancy.

Elle n'avait jamais cherché à en savoir plus adolescente et, la vieillesse venant, lorsqu'elle a eu envie de se pencher sur le passé de son aïeul, elle a découvert une réalité qu'elle ne connaissait pas. Il n'avait jamais mis les pieds à Drancy mais été déporté au camp de Compiègne -Royallieu, un camp dont elle n'avait jamais entendu parlé avant. C'est ce qui l'a poussée à écrire : pour rendre connu du grand public et non plus d'une simple poignée de spécialistes l'existence de Compiègne Royallieu, à moins de 100 kms de Paris, qui fournit le premier contingent de juifs de France à la déportation en mars 1942.

LES FAITS

Elle évoque comment, le 12 décembre 1941, son grand -père fut interpellé avec 742 autres personnes au petit matin (les victimes furent ciblées grâce aux recensements des Juifs demandés par l'armée d'occupation en octobre 1940 puis en octobre 1941 ). Léonce eut à peine le temps de prendre quelques effets : un costume de rechange, deux couvertures, du linge pour deux jours …parqué d'abord dans le manège de l'école militaire puis amené manu militari jusqu'à une gare il fut conduit, avec ses compagnons d'infortune, au camp de Compiègne-Royallieu tout proche, - mais était-ce vraiment un hasard ? – du wagon de Rethondes, le wagon de la honte où fut signé l'armistice si défavorable aux allemands en 1918.

Cette rafle, effectuée avec l'appui de policiers et de gendarmes français, était voulue par les Nazis comme des représailles après des attentats commis contre les forces d'occupation. Lors de cette opération, les Allemands ont surtout arrêté des chefs d'entreprise, des magistrats, ou des intellectuels. Ils ont d'abord visé ceux qu'ils appelaient des « Juifs influents ». C'est pourquoi on lui a donné le nom de « rafle des notables » Parmi les personnes déportées, on retrouve notamment le mari de Colette, ou le frère de Léon Blum directeur des ballets de Monte-Carlo. le grand-père d'Anne Sinclair, lui, était un « petit chef d'entreprise qui avait un commerce de dentelle ». Ces Juifs français, généralement installés dans des quartiers bourgeois et « intégrés depuis des générations » dans la société française, se sont demandés pourquoi on les arrêtait. C'était souvent d'anciens combattants, et ils se disaient qu'ils avaient toujours servi la France, se pensaient avant tout comme Français et ne comprenaient pas. Mais dans le camp de Compiègne, ces Juifs français ont côtoyé d'autres nationalités. En effet, pour atteindre un quota de 1.000 détenus exigé par les autorités, les Allemands avaient aussi enfermé 300 Juifs étrangers, des réfugiés de Pologne, d'Allemagne, de Hongrie, de Roumanie, qui avaient fui le nazisme et avaient été internés par la France à Drancy. On eut donc affaire à une cohabitation étonnante de Juifs très intégrés en France et de Juifs étrangers qui, eux, avaient déjà connu les pogroms et les discriminations.

Ce camp était un camp nazi en France, administré par les Allemands, théoriquement par la Wehrmacht, mais en réalité par la Gestapo, et tout ça à 70 kilomètres de Paris. Et si le camp ne comportait pas de chambre à gaz, la solution finale était en marche par d'autres moyens : la mort par la faim, le froid la maladie, des conditions d'hygiène atroces. le fils de Tristan Bernard qui faisait partie des détenus baptisa ce camp de Compiègne « le camp de la mort lente » ; il décrit ce lieu « sans travaux forcés, sans tortures, sans extermination, [où] le bourreau demeurait invisible : il ne s'agissait que de laisser ses victimes mourir peu à peu de faim » . Anne Sinclair cite également les propos de Roger Gompel un autre rescapé : « c'était un acheminement implacable vers la mort selon une méthode pour humilier, avilir, abrutir, épuiser, jusqu'à la complète extinction de toute personnalité humaine (…) une sorte de pogrom à froid. »

Pourtant, ils résistent autant qu'ils peuvent : malgré cette souffrance, une vie culturelle s'organise : les prisonniers donnent des conférences pour permettre à l'esprit de survivre :
René Blum disserte sur Alphonse Allais par exemple, ou bien Louis Engelmann, le voisin ingénieur de Léonce, leur fait un exposé sur l'électricité…. Une vraie solidarité se met en place aussi avec les prisonniers des deux autres camps, moins maltraités : les prisonniers Russes ou politiques quis e débrouillent pour leur faire passer quelques lettres et colis.

L'ENQUETE

Pour raconter ce passé douloureux, la journaliste ne disposait que de très peu d'éléments recueillis au niveau familial : quand pour l'autre branche de sa famille elle avait pléthore de documents et de témoignages, ici il n'y avait plus de témoins directs et seulement quelques photos, un dessin, pas de lettres. Elle regrette l'incuriosité de sa jeunesse : elle posait des questions aux autres mais pas aux siens … Elle ne parvient même pas à élucider réellement les conditions de libération de son grand-père qui, peut-être grâce à une complicité de l'équipe médicale du Val de grâce où il fut admis, échappa au transfert vers Auschwitz le 27 mars 1942 mais mourut des suites de son internement en 1945 après s'être caché sous une fausse identité pendant le reste du conflit .

Alors, Anne Sinclair va se rendre sur les lieux qui ne sont guère parlants, où seule demeure une plaque dont même les gardiens ne remarquent pas l'existence. Elle va chercher à faire revivre ces lieux et ce qui s'y est déroulé, avec l'aide de Serge Klarsfeld, en s'appuyant sur les archives et les publications éditées par le mémorial de la Shoah : journaux des internés de Compiègne, ceux qui ont survécu, ceux qui sont revenus des camps et même ceux qui sont morts et qui ont jeté par la fenêtre du train qui les emmenait des petits bouts de papier …. Elle s'éloigne donc peu à peu de la figure de son grand-père pour faire le portrait de tous ces hommes et leur rendre hommage.

UNE ECRITURE DE LA RESISTANCE

Ce livre a avant tout l'ambition de participer à la mémoire collective. Il est écrit en quatre courts chapitres et retrace l'itinéraire de tous ces hommes sacrifiés, sans pathos, sans romanesque dans une écriture sobre, parfois hésitante. Elle ne cherche ni à combler les lacunes ni à tout interpréter. Il y a parfois des blancs et l'autrice se fait surtout l'écho de la parole des internés. Anne Sinclair y rend hommage à des personnalités qui ont fait preuve d'abnégation et de courage.

« Léonce restera donc comme une ombre qui passe dans ce récit. Mais l'effort pour retrouver sa trace durant ces mois de 1941-1942 m'aura permis d'entrer par effraction dans une tragédie déchirante et mal connue et me donner la volonté d'en transmettre le récit à mes enfants et mes petits-enfants » déclare-telle ( p.122).En faisant cela, elle fait donc oeuvre de résistance à double titre. Résistance pour ses proches d'abord : son grand-père n'étant pas mort à Compiègne ou en déportation, il n'avait pas son nom gravé sur la stèle de verre à l'entrée du camp. Il l'a désormais dans cet opuscule.

Ensuite et surtout parce, redonnant sa signification première au nom de guerre arboré par son père qui lui sert de pseudonyme, elle entre en résistance contre l'oubli ! « La rafle des notables » a en effet été écrit dans un contexte où l'antisémitisme, l'extrémisme et le populisme connaissent des regains inquiétants en Europe. Ce témoignage est donc utile et salutaire et incite à la vigilance … la barbarie est parfois aux portes de Paris !

C'est un témoignage rude, inconfortable, tant par le propos que par l'écriture qui n'omet rien et ne cherche pas à embellir et à créer du suspense ou du happy end. On entre dans une vérité brute où des intellectuels se retrouvent jetés vivants dans les fours . Je remercie Anne Sinclair, Les éditions Grasset et Netgalley France de m'avoir permis de lire ce texte dont on ne sort pas indemne…
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