Vera parmi les hommes

Elle se débarrassait du désir de vaincre, de dépasser, de s’améliorer, d’être forte, responsable, respectée. Son armure de prudence, de discrétion et de méfiance tombait en morceaux. Et lorsque les dernières poussières de l’honneur, de l’espérance, de l’effort et de la peur se furent envolées, lorsqu’elle se fut complètement fondue avec les hommes bruns et qu’elle eut cessé d’exister, elle vint à nouveau au monde – pour toujours.

À propos de l’alcoolisme, il faut reconnaître qu’ici, toute la consommation, que ce soit par les orthodoxes ou par ceux des autres confessions, procède d’une même tristesse propre à ce pays. Tout y est bien trop grand, bien trop imposant. Les espaces lointains, les épaisses forêts, les tuyauteries sans fin, et quelle que soit la direction vers laquelle on s’écoule à travers elles, on n’arrivera jamais nulle part.

Les enfants présents incarnaient tous les rêves des adultes. Tel garçon faisait ses études dans un pays aux montagnes de carte postale parce que son père, à son âge, n’avait même pas pu en rêver, et telle fillette gagnait des concours dont sa mère, à son époque, n’avait jamais entendu parler.

L’imagination des femmes peut avoir des effets surprenants sur les hommes. Aussi intelligents et malins soient-ils, les larmes, la grossesse et tout ce qui y ressemble, même sans fondement réel et sous forme d’une simple allusion, anéantissent toute argumentation de la raison. Et si on flatte l’homme, si on évoque sa grandeur d’âme et qu’on le pousse un tantinet de ce côté-là, alors les rêves les plus invraisemblables peuvent devenir réalité.

En général, Véra évitait de voir des enfants ; elle ne se faisait pas d’amies mères poules, elle ne voulait pas subir le fastidieux attendrissement des premiers sons, des premières flaques, des premiers pas.

La politique est une affaire d’hommes, non pas parce qu’elle est inaccessible à l’intelligence des femmes, mais parce qu’elle ne saurait les captiver. Les femmes s’intéressent à des choses précises : la vie et la mort, la nourriture et la faim, la famille et la solitude. Véra ne faisait pas exception et suivait d’un œil peu attentif l’actualité de son pays, et du monde.

« Je suis très heureuse que nous ayons trouvé des clients convenables. Il y a tellement d’étrangers, des Tadjiks louches, des tribus de Caucasiens. On ne peut plus respirer. Et le plus terrible, c’est quand on voit une jeune fille russe avec l’un d’entre eux. C’est se manquer de respect à soi-même.

Pour gagner sa vie, il ratiocinait à travers des écrits réguliers, réagissant aux remous du monde opportunément, dans un discours parfois incisif et prophétique. Il avait le sens de la synthèse et de la formule. En girouette sensible aux souffles de la société, il analysait la place occupée par le marionnettiste, croyant naïvement que ce n’était pas lui qui tournait avec le vent, mais qu’au contraire c’était lui qui manipulait le vent. Il consacrait ses loisirs à la rédaction d’une nouvelle Constitution et, désespéré, il était prêt à rechercher les bonnes grâces de gros bras, tant il redoutait les pogroms.

Voilà ce que c’est que de fermer les yeux sur la fornication et la libre pensée ! Et tout cela à cause de sa femme, de ses origines. La génétique.
Ils fourguent leurs femmes à nos hommes pour mettre en œuvre leur influence impure, et après cela nos hommes ne savent plus où ils en sont. Et leurs enfants sont dissipés, de vrais démons.

Dans ce pays-là, tout est voué à la consommation.
Les animaux sourient dans les vitrines des boucheries. Ils savent depuis leur naissance qu’ils sont destinés à l’abattoir puis aux goinfres, ils engraissent et attendent leur heure avec délectation.