Citations sur Une soirée au Caire (18)
Après notre départ d'Egypte, pendant vingt-cinq ans, j'ai refusé de regarder en arrière. J'étais devenu français, avec passion. Cette France que j'avais découverte et aimé à distance, par les livres, était encore plus séduisante que sur les pages imprimées. Nourri de sa langue et de sa culture, je fondais dans le décor en véritable caméléon.
L'égyptomanie de beaucoup d'Occidentaux lui parait étrange, et même excessive :
- Ah, si seulement ils pouvaient s'intéresser à nous autant qu'à nos ancêtres !
Elle choisit un autre tarbouche et en lisse amoureusement la crinière de fils noirs du revers de la main :
- Ca, c'est le Malaki. Un des plus beaux modèles jamais fabriqués en Egypte. Touchez un peu la douceur du feutre.
Dina dit "le Malaki" au hasard, comme elle dirait "le Damanhour" ou "le Biladi". Le mot sonne bien, et ça lui suffit. Avec elle, je retrouve l'imprécision de nos familles, cette propension à soutenir des choses approximatives, devenues vraies à force d'être répétées.
Quel passeport présenter en premier ? L'égyptien ou le français ? Tout le drame du binational resurgit à la frontière, devant un guichet. Le douanier pose des questions simples, auxquelles il faut répondre par oui ou par non, alors qu'elles exigeraient trois cents pages d'explications, complétées par des notes et des annexes.
De la terrasse de l'appartement, à travers l'armature du panneau publicitaire, on aperçoit sur la droite une aile du Musée égyptien et sur la gauche le gigantesque bâtiment du ministère de l'Intérieur, symbole de la bureaucratie égyptienne.
- A droite les papyrus et à gauche la paperasse ! m'a dit Cheminard d'un ton ironique.
Un peu plus loin, des ruelles sans trottoir étaient parsemées de tas de détritus. Un marchand ambulant, muni d'une louche, versait des fèves fumantes dans les casseroles que lui tendaient les femmes volumineuses, à demi-voilées, aux visages durs, presque masculins. un cri m'a incité à m'écarter brusquement pour ne pas être écrasé par une charrette.
Quelque chose s'est brisé quand j'ai quitté ce pays. Les sensations ont laissé place à la réflexion. Paris est devenu pour moi le centre du monde, alors que mon centre de gravité physique, climatique, se trouve plus au sud, en Méditerranée. Si je reviens ici, n'est-ce pas pour tenter de renouer avec une certaine ferveur ? Les départs en vacances, le parfum des algues, les murmures des branches de palmier, une silhouette guettée et entrevue...
Le tarbouche était beaucoup plus d'un couvre-chef. Ce fez de feutre rouge incarnait l’Égypte et réunissait les classes sociales, puisque tous les hommes le portaient, du plus petit fonctionnaire jusqu'au roi. Même les hauts responsables britanniques des forces d'occupation l'avaient adopté pour se donner une couleur locale.
- Si je comprends bien, me disait l'un des égyptologues français, tu connais trop bien l'arabe pour mal le parler.
Ce sont les plus belles (manifestations de 1919) que l'Egypte moderne ait connues, dit Loutfi Salama. Toutes les frontières s'étaient provisoirement évanouies : entre hommes et femmes, riches et pauvres, musulmans et coptes... Pour la première, des dames de la haute bourgeoisie se joignaient à la foule, des imams prêchaient dans les églises, et des prêtres dans les mosquées.