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Citations sur Du cap aux grèves (13)

Au milieu de cette crise, dont la rapidité va dépasser tout ce que j’avais imaginé, mon livre essaiera de soutenir tous ceux qui assistent à l’effondrement de ce que, depuis un demi-siècle, une série de capitaines de plus en plus inquiétants nous ont présenté comme le « cap » qu’il nous fallait suivre sans discuter : celui d’une adaptation de toutes nos sociétés au grand jeu de la compétition mondiale. Pendant des décennies, l’idée dominante fut en effet de tenir le cap, en dépit de la multiplication des alertes, et l’impression fut qu’il nous serait peut-être imposé jusqu’à la fin des temps. Impression interminable et qui nous a longtemps enferrés à fond de cale, jusqu’à ce qu’une marée innombrable de gilets jaunes surgisse le 17 novembre 2018 sur le pont, inaugurant une insurrection que personne n’attendait, et dont personne ne peut alors prédire ni le sens ni la fin. Commencent alors un immense mouvement de dégel, puis une mobilisation générale de la société contre la mondialisation et ses impératifs d’adaptation que le virus viendra en quelque sorte couronner, tout en condamnant chacun au confinement et à l’immobilité.
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Écrire les livres que j’ai écrits ne me prédisposait nullement à me mobiliser. Pour parvenir à les écrire, j’ai passé au contraire beaucoup de mon temps à m’immobiliser. J’ai maté en moi bien des élans qui, tous les jours, me poussaient à aller au-dehors. J’ai cherché sans relâche à me séparer physiquement du reste du monde et de l’accélération de ses flux, pour m’isoler des autres dans le calme statique et clos de mon bureau. Dans cette bataille contre moi-même, seuls mes cours et mes séminaires faisaient véritablement exception. Parce que je savais qu’ils nourrissaient mes livres, je n’ai jamais craint qu’ils me fassent perdre mon temps. J’y ai vu au contraire la mise à l’épreuve réelle de mes hypothèses et une source inépuisable de circulations affectives qui, à chaque fois, avait la vertu de me remettre au travail. Tout le reste en revanche, dont j’ai évidemment essayé de faire quelque chose pour moi-même, était toujours perçu aussi comme menace : celle de me de déconcentrer et de me faire dévier de ma route. Étant alertée des dégâts physiques, affectifs et intellectuels de l’idéal ascétique, étant aussi convaincue que la meilleure des agricultures était celle qui laissait reposer la terre et qui multipliait les friches, je m’autorisais bien évidemment toutes sortes de sorties et, avec elles, une multiplicité d’expériences vitales. Mais dès que j’étais dehors et avec les autres, je craignais toujours en même temps de dévier de ma tâche et je devais à chaque fois recommencer l’effort d’une séparation.
Rien d’étonnant dès lors à ce que j’aie toujours eu autant de mal à m’inscrire, sans prendre aussitôt d’infinies distances, dans les logiques collectives du monde du travail. Rien d’étonnant non plus à ce que je n’aie, à ce jour, presque jamais connu de lutte sociale, et que je ne sache pas grand-chose de l’organisation d’une assemblée générale, d’un piquet de grève ou d’une manifestation. Pendant les années qui précédèrent ce récit, les rares fois où me prit l’envie de défiler dans la rue, j’avais toujours éprouvé une drôle d’impression. Celle de mimer l’ouvrier, l’acteur des vraies luttes sociales, et d’être venue là en fait un peu en dilettante, peut-être juste pour voir, avant de vite retourner me réfugier dans le calme tiède de mon bureau. Mais durant toutes ces années, je n’ai pas cessé de me dire que cette séparation, celle que j’avais moi-même choisie, conduisait pourtant à une division du travail hautement problématique. Car pendant tout ce temps, je me disais que celui qui écrit des livres ne s’occupe pas de faire tourner les machines et d’organiser la matière du monde. Pas plus qu’il ne s’implique dans la mobilisation sociale. (…) Pendant toutes ces années, j’étais en réalité sans cesse reconduite à la même question. Le simple fait de devoir mener à bien mes livres tout en m’acquittant des tâches quotidiennes de mon propre foyer était déjà si épuisant. Comment aurais-je pu assumer, en plus de tout le reste, une place active dans l’organisation matérielle du monde et dans la lutte si nécessaire des collectifs de travail, que je voyais refleurir un peu partout ? Je me sentais appelée à les rejoindre, et je m’en sentais en même temps incapable.
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Démondialiser la cible et miniaturiser nos luttes dans ce qui se joue ici et maintenant, sur les rivages où l’on a détruit nos barques et où il faudrait les réparer à la main, voilà l’issue. Car (…) notre premier adversaire n’est ni ailleurs ni lointain, et il ne sera pas plus combattu plus tard, dans un hypothétique grand soir. Il est devant nous et il est même en nous, et c’est maintenant, dès aujourd’hui, qu’il s’agit de le bloquer pour lui imposer une chose. Ce qui fait écran ici, ce qui sans cesse renvoie la lutte à un adversaire lointain et qui indéfiniment fait différer la victoire, au point que plus personne, comme au loup de l’histoire, n’y croit plus désormais, c’est d’abord un contresens massif sur le néolibéralisme que nous avons tous véhiculé. C’est la croyance (…) que le néolibéralisme serait conduit depuis les grandes entreprises et les places financières, avec leur logique de privatisation. La réalité, c’est que le néolibéralisme se joue d’abord en nous et par nous, dans nos propres manières de vivre. Que qui est en cause, c’est bien nous-mêmes et notre intime transformation, dans notre rapport au travail, à l’éducation et à la santé, dans notre rapport intime à l’espace et au temps. Et que cette transformation est conduite par l’État et par le bataillon de ses agents, qui entendent tout cadrer et réguler, autant que par tous ceux qui leur obéissent, croyant faire tellement mieux que « le privé » ou « le marché ». Telle est la première erreur qui conduit nos révolutionnaires à regarder très loin et ailleurs, et à nous donner des cibles hors de portée, quand elles sont en réalité juste là, sous nos yeux, dans nos locaux, nos présidents, nos responsables et nos collègues et dans nos propres manières de faire. Cette première erreur d’analyse les conduit à une seconde erreur stratégique, qui renvoie nécessairement l’issue à plus tard.
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L’idée est bien de passer du cap aux grèves, et de notre propre destruction à notre lente et profonde réparation.
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En finir avec l’ailleurs et aussi avec le plus tard. Voilà, précisément, l’enjeu de ma mobilisation. Démondialiser la cible et miniaturiser nos luttes dans ce qui se joue ici et maintenant, sur le rivages où l’on a détruit nos barques et où il faudrait les réparer à la main, voilà l’issue.
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Le temps de la retraite ne peut-être qu’un archaïsme, une sorte de déviance inadaptée qui, comme la vie des surnuméraires qui peuplent les zones rurales et périurbaines, nous fait prendre du retard dans la compétition mondiale, et dont l’État lui-même doit programmer la disparition progressive.
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Le modèle est celui du jeu vidéo : à chacun de gagner, dans tous les temps de son existence, des « points » de vie ou de survie, et à chacun dès lors de s’en prendre à lui-même si son score est trop bas. 
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Ce que tout le monde pressent de plus en plus clairement, c’est que le modèle de société qu’il cherche à nous imposer conduit à l’épuisement généralisé de toutes les ressources vitales : celles des écosystèmes, des espèces et des organismes, mais aussi de celles de nos propres ressources somatiques et psychiques, nous condamnant à nous battre jusqu’à l’effondrement de nos corps et de nos esprits. De ce point de vue, la mobilisation contre la réforme des retraites ne me semble pas seulement le signe d’une peur de la fin. Elle m’apparaît surtout comme le symptôme d’un courage nouveau, celui d’affirmer une autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de l’avenir de notre vie sur terre.
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Plutôt que de continuer dans la lutte à courir après l’accélération des flux, qui nous décentre sans cesse vers un ailleurs et qui renvoie toujours tout à plus tard, notre grève est toute simple. Il s’agit juste de prendre le temps de s’asseoir ensemble sur nos rives, et de se laisser gagner par ses stases pour réinventer ensemble, sur le parvis, dans nos couloirs, dans nos salles de cours, dans nos amphi-théâtres et dans nos bureaux, par de grandes et minuscules discussions, ce que nous voulons pour cette université, pour ce lycée, pour cet hôpital, pour cette ville, pour cet endroit où nous sommes et que nous contribuons chaque jour à transformer. Plutôt que de se donner un agenda mondial et de contempler lucidement la fin du monde, plutôt que de se soumettre à un agenda national pour affronter le verdict des urnes et retourner nous coucher découragés, il s’agit de dés-automatiser nos conduites et de renouer avec un rapport critique à ce qui nous entoure. Il s’agit au fond de redonner à nos métiers de soin, d’éducation et de santé leur sens et leur légitimité sociale, qui n’est pas seulement de produire de la connaissance ou de la santé, mais d’abord de la pensée, capable de faire face à ce qui nous arrive.
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La dissolution immédiate de toutes les agoras, de tous les conseils et de tous les groupuscules où la démocratie tentait de reprendre vie, désormais identifiés comme de dangereux foyers infectieux, réalise au fond le rêve biopolitique du néolibéralisme : celui d’un monde pleine risques et de menaces, où les troupeaux, par nature irrationnels et ignorants, doivent apprendre à suivre sans résistance et dans la discipline les ordres éclairés des berges.
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