Citations sur Les forges, un roman (9)
J'ignore si durant les deux mois d'occupation et les deux années de lutte menées sur le site même des anciennes forges, au pied des installations subsistant encore,les salariés de la SEMM ont pensé à ceux qui les avaient précédés là,si leur invisible présence a pesé sur leur obstination, si les puddleurs leur ont murmuré à l'oreille un conseil avisé, une parole bienveillante, fraternelle ou s'ils ont rempli à leur insu une sorte de devoir de mémoire.
On boit pour étancher la soif quand la chaleur est continuelle. On avale deux à trois litres par jour. On tient aussi avec ça. On rentre recru de fatigue, assommé par la besogne et le manque de repos qui affaiblit le corps., l'use prématurément, hébété et vacillant pour s'abattre ensuite, non sans avoir valdingué dans l'obscurité de la cuisine contre le baquet d'eau resté près de l'évier, sur la couche que le corps de la femme a tiédie, sans toucher au frichti qui attend sur la table car ce serait de précieuses minutes ôtées au sommeil, à l'indispensable récupération, quand on pense déjà au lendemain, au réveil, alors même qu'on n'a dans le ventre, pour toute pitance, qu'un quignon de pain et trois oignons mâchonnés le midi, habitude héritée des anciennes pratiques rurales.
Au même endroit, l'histoire recommence. Le cinéaste René Vautier on fait un film, "Quand tu disais Valéry" grâce auquel nous est connu le déroulement des faits.
Déambuler sur le site paraît une invitation à remonter le temps, l'histoire partout présente et cependant invisible, cachée, un appel à y participer quand bien même soixante-dix ans nous séparent des ultimes rugissements des hauts-fourneaux, quand bien même cette histoire-là, industrielle, technique, me semble étrangère, lointaine, inaccessible.
Ce qui subsiste encore des Forges, ces tours efflanquées, malades, ne seraient donc pas les gibets où pendre le combat ouvrier. Plutôt des totems sacrés, des arbres profondément enracinés pour ne pas oublier qu'on a, ici, travaillé et souffert, enduré et résisté.
C'est le ciment qui apparaît, la pierre, l'appareil de mortier qui se délite, mais c'est l'acier, la nécessité du métal, absent, qui est la cause de l'implantation de ces Forges cent cinquante ans plus tôt, au milieu du marais paisible où abondent grenouilles aux ricanements de crécelle, colverts tapageurs, furtives anguilles, hérons hiératiques au garde-à-vous, mouettes et goélands, iris jaunes et corolles de nénuphars, prairies inondables, marécageuses, servant de débord à la Loire et d'abri au petit peuple qui s'était établi là, quelques feux pas davantage, simple hameau dépendant de la commune proche, paysage pour peintres impressionnistes.
Pour l'heure, on afflue de toutes parts vers Trignac, ce nouvel Eldorado. Comment on se parle, dans quelle langue, quel idiome, quel patois, puisqu'on vient aussi bien de Bretagne, du Nord, de l'Est et même du sud-ouest ? Un babel prolétaire, populaire. Mais peut-être la langue des exploités est-elle universelle, un espéranto immédiatement assimilable qui. Ne s'embarrasse pas de nuances.
Ce mot-là, ouvrier, est beau.
Les quatre-vingt-dix hectares occupés autrefois par les Forges sont réduits aujourd'hui à un seul, encerclé, grignoté par une zone artisanale, borné par la rue des fondeurs et celle des lamineurs, des vestiges.