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Critique de Osmanthe


« Dans cette maison qui s'appelle littérature, je voudrais que les grands toits débordants créent une ombre profonde, et que les murs soient sombres ; je voudrais repousser dans l'obscurité tout ce qui ressort trop clairement ; je voudrais arracher les ornements superflus… ». Ainsi s'exprimait l'auteur d'Eloge de l'ombre, magistral essai qui marque une véritable différence d'optique, presqu'un fossé civilisationnel entre le Japon et l'Occident.
Publié en 1928, le goût des orties, première oeuvre majeure de Tanizaki, explore déjà largement cette thématique. Son titre original, « Tade kuu mushi » est un diminutif bien connu des Japonais de l'expression proverbiale « Tade kuu mushi mo sukizuki », qui littéralement se traduit par « Il y a même des insectes qui aiment manger des mauvaises herbes », Tade étant la renouée du Japon, une plante proche de l'ortie, mais envahissante et indésirable. de manière imagée, les Japonais utilisent « Tade kuu mushi » pour dire « Tous les goûts sont dans la nature », ou « A chacun ses goûts ». On comprend rapidement le sens d'un tel titre, dans la thématique centrale abordée.

Ce roman est l'histoire d'un couple qui se meurt, dans une séparation qui n'en finit plus de s'annoncer, décidée sans l'être, quand les choses ne sont pas dites clairement, parce que ça ne se fait pas d'être dans la frontalité dans les codes sociaux du Japon. Kaname est un homme indécis, qui a laissé sa femme Misako prendre un amant. Originaires de Tôkyo, ils se sont installés dans le Kansai, à Ôsaka. Au bout de dix ans de vie commune marquée par la naissance de leur fils Hiroshi, elle s'est lassée de l'égoïsme de son mari et par les carcans imposés par ces codes, attirée aussi par les nouveautés venues d'occident comme le jazz et un désir de tendresse, qui n'existe plus depuis longtemps entre eux. Cet amant qu'on nomme Aso mais qu'on ne verra jamais est une sorte de mari à l'essai avant l'officialisation de la séparation. Kaname a donné à Misako son accord tacite pour qu'elle aille le retrouver quand elle le souhaite.

A côté de ce couple, la focale s'élargit très vite à un autre couple, en apparence moins bien assorti et pourtant tellement dans l'ancienne tradition japonaise : le beau-père de Kaname, que l'auteur nommera toujours le Vieillard, et sa jeune maîtresse O-hisa, avec ses dents imparfaites, un peu cariées, mais bien corsetée dans ses jolis kimonos telle une geisha. le Vieillard aime ses kimonos un peu passés, aux couleurs pastel, toujours rebuté par le clinquant des couleurs vives et les trop fortes lumières appréciées par ces modernes qui ne jurent plus que par le goût occidental si vulgaire…C'est qu'il est originaire de Kyôto et attaché à ces codes du Japon ancien. Même si Ôsaka toute proche est plus moderne, elle a conservé un reste de tradition unique, son théâtre de marionnettes, le Bunraku, celui popularisé par les pièces de Chikamatsu. le VieiIlard en est passionné, et les deux couples se retrouvent pour assister à une longue soirée au spectacle, que Tanizaki va nous faire partager dans le détail. Misako qui s'y ennuie ne pense qu'à écourter pour retrouver Aso. Kaname, au départ circonspect, voire un peu rebuté dans ses origines Tokyoïtes, va se prendre d'un intérêt grandissant pour cet art local, au point qu'il accepte assez volontiers l'invitation du Vieillard à une nouvelle séance, cette fois dans la région proche mais plus rurale d'Awaki, dont le théâtre dévoile une technique et des figurines plus rudimentaires.

Kaname et Misako sauvent les apparences dans ces soirées, mais du côté du projet de séparation, rien ne se décante, faute de prendre les choses à bras le corps. Lorsque le cousin de Kaname, Hideo Takanatsu, qui vit à Shangaï, rend visite au couple dont il connaît la situation délicate, il pense pouvoir les aider à trancher. Son tempérament plus direct et sa bonne entente avec chacun des deux protagonistes pourrait en faire un intermédiaire ou négociateur efficace. Mais Hiroshi semble avoir bien compris le drame qui se joue, et devant l'inertie de ses parents à lui dire la vérité, Hideo se chargera en douce de lui parler, sans pour autant avoir fait avancer l'affaire. C'est que le Vieillard n'est pas au fait de la situation de sa fille, et on n'imagine mal qu'il n'aura pas son mot à dire dans cette société patriarcale…

Kaname fuit encore quelques temps ses responsabilités, cachant depuis des années un secret aux yeux de sa femme, même si elle s'en doute probablement : il rejoint de temps à autre une maîtresse, Louise, une prostituée eurasienne, mi-russe mi-coréenne, qu'il part retrouver à Kôbe dans une maison close. Il est tout aussi indécis avec cette femme, qui l'a ébloui (toujours ce grain d'occidentalité !) mais qui ne s'intéresse qu'à son argent. Doit-il continuer de la voir, se tourmente-t-il encore…

Face à ces impasses, Kaname finit par informer par lettre le Vieillard du naufrage de son couple. La fin du roman verra le Vieillard inviter son gendre et sa fille chez lui, en présence d'O-hisa, pour tenter une dernière fois le dialogue. Tanizaki choisit à ce moment-là de laisser le lecteur imaginer le dénouement, en recomposant et séparant deux duos, cette fois le Vieillard et sa fille d'un côté, Kaname et O-hisa de l'autre. Il se concentre décidément sur sa préoccupation centrale, cette confrontation culturelle, qu'il ira chercher jusqu'au fond des toilettes et dans le détail des sensations dans cette demeure très japonaise du maître des lieux, qui nous donne encore de très belles pages d'exploration. Les dernières lignes nous font tout envisager, on pressent que Kaname flanche peu à peu vers un retour aux sources de ce qui fait l'identité profonde du Japonais.

Ce roman d'une richesse thématique incroyable est construit sur des jeux de contrastes à plusieurs niveaux. D'abord les différences de mentalités et de traditions plus ou moins subtiles entre Tôkyo, Ôsaka et Kyôto, que l'auteur étend sans gêne aux différences avec l'Occident, en les faisant exprimer par le Vieillard, puis petit à petit par Kaname. Tanizaki ne rate pas une occasion de louer le goût supérieur des Japonais pour l'ombre, les lumières tamisées et le pastel, face à la manie des occidentaux à chercher la pleine lumière éblouissante.

Toujours marqué du sceau de l'influence occidentale, il esquisse aussi des portraits de femmes de styles opposés, entre Misako, O-hisa et Louise. Toutes ont néanmoins en commun de n'être pas très bien considérées, dans un univers qui reste foncièrement machiste (Kaname tutoie sa femme, mais l'inverse n'est pas vrai), mais aussi au bout du compte et contre les apparences premières, de mener le jeu face à un Kaname balloté. Celui-ci s'interroge en permanence, il n'arrive plus à se situer dans ce monde qui change, se moquant un peu de son beau-père vieux-jeu, mais se laissant aussi gagner par la nostalgie du Japon traditionnel qui s'échappe inéluctablement. Quelle figure féminine l'attire finalement ?
Mais le Vieillard, mine de rien, sous un apparent entêtement passéiste, connaît bien la musique, et ce malin pourrait bien tirer pas mal de ficelles, tenant en grande partie la clé de l'avenir du couple.

Ce livre est exigeant si l'on n'est pas un minimum attiré par le Japon. En effet, les pages sur le théâtre sont loin d'être anecdotiques, elles prennent beaucoup de place. On peut facilement s'y ennuyer. Je les ai trouvées passionnantes, il faut aller chercher des images de Bunraku, ce théâtre né au XVIIème siècle formé de grandes marionnettes dont le manipulateur est bien visible des spectateurs, qui est parlé et chanté par un récitant et accompagné au shamisen. Il perdure encore aujourd'hui, péniblement, mais attire encore 100 000 spectateurs par an à Ôsaka, et a été classé en 2003 au patrimoine mondial immatériel par l'UNESCO.

Tanizaki sait pourtant ne jamais être soporifique, tant il se glisse merveilleusement dans l'esprit de ses personnages, avec subtilité, décrivant les choses de la vie, le naufrage d'un couple, en s'attachant autant à mettre en scène leur vie quotidienne, simple et triviale, que leur psychologie complexe. On ressent la finesse des changements d'ambiance et des tourments intérieurs, le poids des traditions qui souvent les empêche de se livrer. Chaque geste, chaque attitude a son importance. S'il sait nous intéresser, c'est qu'on le sent impliqué…Ce récit est en grande partie autobiographique, il est largement dans la peau de Kaname au moment où il écrit ces lignes, puisqu'il « cèdera » sa femme à son ami écrivain Haruo Satô, et le malin Vieillard, dans son retour aux sources du Japon traditionnel, ce sera lui plus tard ! Une image m'a d'ailleurs frappé au visionnage des photos des grands écrivains japonais d'après-guerre : Tanizaki même dans ses dernières années n'apparaît jamais en costume occidental, toujours en kimono et haori, habits d'un vénérable nippon, alors même que dans ces années 60, Mishima et même le si nostalgique Kawabata ont succombé régulièrement à ce costume !

Pour conclure, si vous ne détestez pas les romans d'ambiance, à l'action limitée et aux fins ouvertes, si vous aimez ce qu'est le Japon dans son essence culturelle brute, lisez ce livre. C'est une merveille, par un écrivain majeur du XXème siècle qui a tracé sa voie souvent dans le scandale, à coup sûr dans l'indépendance, sans maître et sans faire école, tellement il est inimitable…Mais libre à vous…A chacun ses goûts, n'est-ce pas ?!
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