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Critique de morganex


Paru en 1974, « le Démon des glaces » est le troisième album BD signé Jacques Tardi. Il préfigure l'univers fou-fou-fou et décalé d'Adèle Blanc-Sec dont le premier épisode ne sortira en librairie que deux ans plus tard. Tout Adèle est en gestation dans la présente BD ; il n'y manque qu'une héroïne de papier. On y trouve ainsi : l'intérêt récurrent de l'auteur pour les XIXème siècle finissant et XXème débutant, pour les scénarii foutraques et débridés (proches des romans-feuilletons de la Belle Epoque), pour les savants fous et les monstres qu'il ne cessera de mettre en scène. le principal intérêt de la BD réside dans un graphisme de toute beauté. Peut-être est-ce même la meilleure réalisation picturale de Tardi ? Celle, en tout cas, où il a apporté le plus grand soin aux moindres détails.

Inutile ici d'amorcer l'intrigue par quelques mots d'introduction. le pitch est proche de celui de « 20.000 lieues sous les mers » dont on connait tous l'essentiel (certains lecteurs évoquent aussi « le Sphinx des glaces » que je n'ai pas lu). On trouve dans la BD signée par Tardi un simili Nautilus, deux clones de Nemo et un héros candide, ébahi et étonné, ouvert à tout ce qu'il découvre ... L'oeuvre s'affiche donc délibérément comme un hommage à Jules Verne. En outre, on y trouve la même approche graphique que celle embarquée dans les illustrations Hetzel des mythiques « Voyages extraordinaires ». Certaines vignettes se font les échos de l'idéal scientifique vernien ; de pleines images sont consacrées à des machineries typées Seconde Révolution Industrielle. Est-ce du Steampunk d'un âge où le terme n'était pas encore inventé ? Je ne me pose même pas la question ; à mon sens l'atmosphère est tout simplement nostalgiquement vernienne. On peut également évoquer un cousinage avec « l'Aiguille Creuse » de Maurice Leblanc là où un inattendu repaire secret …

« le Démon des glaces » offre un de ces scénarii foutraques et débridés dont Tardi a le secret, qu'il affectionnera tout particulièrement au sein des Adèle Blanc-Sec à venir. Cette manière m'a toujours donné l'impression, sans doute personnelle et injustifiée, d'avoir été construit sans plans préétablis, d'avancer sur la seule inspiration de l'instant et d'offrir aux récits une finalité brouillonne. S'y ajoute l'esprit avant-gardiste de la BD de l'époque qui se cherchait des échappées aventureuses et novatrices, se prêtait à l'expérimentation. L'épilogue de « le Démon des glaces » est faiblard, sa fin ouverte ne convainc pas ; Tardi y reviendra dans « Momies en folie », le 4ème tome des « Aventures d'Adèle Blanc-Sec », en y greffant une conclusion convaincante et définitive (mais néanmoins délirante). J'avoue trouver ici une faiblesse chez Tardi qui ne sera jamais aussi bon qu'accompagné par un scénariste ou quand, adaptant au cordeau une oeuvre romanesque préexistante, il se trouve des limites entre lesquelles évoluer sans déborder. Reste que je me suis laissé porter par le récit, n'y cherchant pas nécessairement une crédibilité qui, je le savais, ne viendrait pas. le divertissement apporté par l'intrigue de « le Démon des glaces » est là, et c'est l'essentiel ; on y plonge souriant, on en ressort heureux.

Le dessin, c'est autre chose. Il est magique. Vraiment. On laisse trainer des regards admiratifs de vignette en vignette, on y revient par crainte d'être passé à côté du « détail qui tue » ; arrêts sur images (mais comment s'y prend t'il ?). Un an de travail, parait t'il ? Je veux bien le croire. Tardi mêle le style Hetzel complexe et dense des décors en background et ses propres tics graphiques appliqués aux visages où tout est dans la simplification :
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Nez patates ou croqués en angles aigus brefs et acérés ; faciès de craie où se nichent des bouches simplifiées dans les expressions qu'elles cherchent à rendre, yeux punctiformes ou en boutons de bottines où se nichent des regards surpris, étonnés, ébahis, haineux, empreints de terreur ou de folie.

Horizontalités glacées de l'Océan Polaire Arctique, de la banquise enneigée à gros flocons. Verticalités déchiquetées des icebergs à la dérive, de la mature pris dans la glace des navires à voiles (et à vapeur). Ours, morses, méga-pieuvre des profondeurs. Aurores boréales. Horizons crépusculaires ou noyés dans l'éternelle nuit du pole.

Cimetière de Montparnasse sous la pluie, stèles grisâtres, parapluies, redingotes et chapeaux-melon. Immense verrière de gare ferroviaire, locomotives à vapeur en attente, Paris-Brest filant dans le sillage de son panache de fumée. Ports et marins bretons en cartes postales d'antan.

N&B exclusif. Hachurages fins et serrés, millimétrés, effet carte à gratter. Tous les trucs de chez Hetzel sont convoqués et restitués. Il nous semble avoir rendez-vous avec nos yeux d'antan portés sur Gustave Doré (par exemple). L'oeuvre finale s'admire dans ses mises en pages recherchées et inspirées, dans le soin méticuleux apporté au moindre détail.

Bref : une belle réussite graphique et un léger bémol concernant le scénario (mais ce n'est que personnel tant je suis conscient qu'il fait partie du charme inhérent à Tardi dans certaines de ses oeuvres)

PS : le goût potache de l'auteur pour les patronymes datés et biscornus est déjà présent. Jérôme Plumier, Louis-Ferdinand Chapoutier, Simone Pouffiot, Carlo Gelati. Cette particularité deviendra constante réitérée sur le fil de tous les Adèle Blanc-Sec à venir (presque une marque de fabrique, un passage obligatoire où le lecteur serait désolé de ne pas avoir été convié).

Lien : https://laconvergenceparalle..
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