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Critique de Woland


Woland
28 décembre 2017
Etoiles Notabénistes : *****

Шведская спичка / Chvedskaïa spitchka
Traduction : Madeleine Durand & André Radiguet - Revu par Lily Denis pour Gallimard

ISBN : inconnu à la date de parution de la nouvelle, le 5 décembre 1884, et non-usité pour le volume dont ce texte est extrait

Peut-être à tort, j'ai l'habitude de tenir le Tchékhov de nombre de nouvelles comme un pince-sans-rire dans le style un peu anglais, voyez-vous. Ainsi, cette "Allumette Suédoise" nous est solennellement présentée comme une "histoire criminelle." Et c'est tout juste si l'on n'entend pas les sonneries de majestueuses trompettes et les amples envolées des grandes-orgues se déchaîner dès le début sur un rythme hautement solennel pour nous appeler tous au plus grand sérieux dans la lecture de cette histoire qui tourne effectivement autour du meurtre d'un notable assez vadrouilleur, dont le cadavre reste curieusement introuvable, et dont l'étrange disparition fait pourtant suspecter au moins trois personnes (dont sa propre soeur, une "vieille-croyante") de l'avoir expédié ad patres en raison de la dissolution impie de ses moeurs.

Le lecteur qui, évidemment, ne se doute en rien de la fin vaudevillesque que l'auteur lui a préparée, suit le déroulement de l'enquête avec la plus vive attention, savourant au passage les descriptions, toujours aussi vivantes et aussi détaillées, dont Tchékhov, avec son génie habituel, pimente la sauce de ce qui, dans le fond, ne saurait constituer qu'une banale histoire de crime passionnel.

Le premier à soulever d'ailleurs l'idée d'un crime de ce genre, et de fournir obligeamment en prime l'identité du meurtrier, c'est le jardinier Efrem, un gentil petit vieux qui travaille depuis des lustres sur le domaine de la victime, laquelle répondait au nom de Marc ivanovitch Kliaouzov. Mais tout commence en fait par l'irruption affolée de Psékov, l'intendant de la propriété, venu déclarer la disparition de Kliaouzov au commissariat de police du second secteur de S ... Accompagné par le commissaire, un fonctionnaire paisible qui n'a pas l'air d'une lumière et ne cesse de répéter qu'il avait bien prévenu "Marc Ivanytch" que sa vie de bâton de chaise lui ferait faire une mauvaise fin, Psékov revient sur les lieux du drame aux alentours desquels s'est déjà amassée une petite troupe de curieux.

C'est Efrem, le jardinier, qui explique au commissaire que, constatant que son maître n'avait pas montré le bout du nez depuis presque une semaine, il avait commencé à s'inquiéter. Tandis que, sur l'ordre du commissaire, on s'en va chercher le juge d'instruction, Nikolaï Tchoubikov, les agents de la force publique font évacuer les lieux de ceux qui n'ont rien à y faire et pénètrent dans la chambre de la supposée victime.

La première chose qu'ils constatent, c'est que, s'il a été bel et bien assassiné, Kliaouzov ne l'a certainement pas été dans sa chambre. Qui mieux ou qui pis est : il n'y a pas de cadavre ! Pouf ! Parti ! Envolé, le cadavre du débauché ! Divers indices - dont une paire de bottes jaunes - laissent à penser qu'on a cependant traîné un objet plutôt lourd vers la fenêtre et comme le phénomène semble suivre des traces de sang, tous les présents persévèrent dans leur certitude du meurtre. Dans la chambre ou à l'extérieur, qu'importe - qu'importe aussi que le corpus delicti ne soit plus là : Kliaouzov n'est plus de ce monde, c'est certain.

Arrive alors Nikolaï Tchoubikov, le juge d'instruction déjà cité, de caractère entier et assez irascible, accompagné de son fidèle secrétaire, sensiblement plus jeune, Dioukovski, dont le lecteur constatera bientôt qu'il a une tendance très nette - et, aux yeux de Tchoubikov, plutôt fâcheuse - à appliquer les techniques de l'illustre détective de Baker Street. C'est ainsi Dioukovski qui va découvrir, sous le lit de la victime, une allumette suédoise. Une seule, soit mais aussi un indice important. Pourquoi y voir un indice ? La protestation, quasi instantanée, est lancée par un Tchoubikov déjà suspicieux. Mais parce que, répond le placide secrétaire, et d'un, le défunt ne se servait pas de ce genre d'allumettes, et que, de deux, seuls les propriétaires terriens d'une certaine importance - et encore pas tous - sont les seuls à en faire un usage courant, la plèbe se contentant d'allumettes plus humbles et bien moins chères.

A partir de l'unique botte restée dans la chambre, de la trace de sang filant jusqu'à la haie et de la fameuse allumette suédoise, avec le concours aimable et bon enfant d'Efrem le jardinier rappelant au juge d'instruction et à son secrétaire, qu'il invite à partager son déjeuner, que le barine - le "maître" en russe - avait une liaison tumultueuse avec une certaine Akoulka, femme de militaire qui ressemble plus ou moins, selon ceux qui ont pu se procurer à l'époque ce livre scandaleux (et évidemment français ) qu'est la "Nana" de Zola, à Anna Coupeau, dite "Nana", au sommet de sa gloire de demi-mondaine, Dioukovski échafaude toute une théorie intéressante mais où, justement, l'allumette suédoise fait - sans jeu de mots sanglant - un peu tache.

Cette allumette suédoise d'ailleurs, le juge d'instruction commence à en avoir plus qu'assez ! Pourquoi s'attacher à un tel détail ? Ce qu'elle faisait sous le lit de la victime ? Mais on s'en fout, ça n'a pas d'intérêt ! ... Mieux vaut interroger ce Nicolachka, qui fut l'amant d'Akoulka avant que Kliaouzov ne la lui enlevât et qui, pour l'instant, pleure et se console avec de la vodka dans la cuisine voisine ! Et pourquoi ne pas interroger aussi les autres amants d'Akoulka, hein ? Voici qui serait constructif ! Bien plus en tout cas que cette allumette suédoise qui, chaque fois qu'il y pense, fait monter la moutarde au nez sensible de Tchoubikov.

Le juge d'instruction a oublié un détail : lui aussi a été l'amant d'Akoulka, même qu'elle avait quitté son époux pour vivre avec lui !

Complètement écoeuré par cette histoire si prometteuse et qui lui garantirait peut-être un avancement quelconque s'il la résolvait, Tchoubikov laisse donc partir une Akoulka indignée par l'idée qu'il ait pu l'imaginer vivant avec quelqu'un d'autre que lui ou son mari légitime, et invective son incapable de secrétaire qui, n'en ayant cure et enfonçant sa casquette sur la tête, décide d'aller enquêter sur les personnes qui ont acheté des allumettes suédoises. Tous les magasins n'en vendent pas : cela devrait simplifier les recherches ...

Et, en un sens, lecteur, ça va les simplifier. le problème, voyez, c'est que la découverte de la personne qui a acheté la boîte contenant la fameuse allumette suédoise, si elle permet de retrouver Kliaouzov, ne risque guère de provoquer l'avancement de Tchoubikov s'il s'avise de révéler son nom et sa participation dans la disparition de l'ancien amant d'Akoulka. Mieux vaut, à vrai dire, classer l'affaire puisque la réapparition d'un cadavre bien vivant et irrémédiablement décidé à aller faire un tour à l'estaminet ne s'y oppose pas. Et tout porte à croire qu'il en sera fait ainsi.

Ainsi donc, seuls le lecteur, la pseudo-victime, le juge d'instruction, son tenace secrétaire et l'auteur seront les seuls à connaître la vérité sur cette "histoire criminelle" bien particulière et qui, contrairement à l'usage, se termine on ne peut mieux. Une vérité joviale et grinçante à la fois, qui fait ricaner, puis rire carrément et met un point final bien mérité à cette saynète de la vie rurale dans la Russie des années 1880, avec ses portraits finement détaillés, ses coutumes et ses traditions dont certaines attendrissent alors que d'autres seraient plutôt comiques, ses préjugés divers et son silence chuchotant d'une petite ville qui a l'air, comme ça, paisiblement endormie mais où, mine de rien, il se passe pas mal de choses, surtout sur le plan sentimental et ... charnel.

Je m'éclipse donc pour vous laisser le plaisir de découvrir cette miniature artistiquement travaillée par le grand Anton Pavlovitch Tchékhov. ;o)

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