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Critique de Creisifiction


« Caminante no hay camino, se hace camino al andar » ! (Antonio Machado)
* «Marcheur, il n'y a pas de chemin, le chemin on le trace en marchant»!

Pourquoi Sylvain Tesson aurait, au départ, fait le choix de traverser l'Asie Centrale en 2006, de la mer d'Aral à la mer Caspienne, et de là jusqu'à la mer Méditerranée, suivant les tracés d'oléoducs qui acheminent gaz et pétrole vers les pays occidentaux ? Parce qu'il serait «obsédé par les tubes» et que les «pipelines» le «ravissent» ? Parce qu'étant «sensible à l'esthétique de leur déglingue», il «aime les terres ex-soviétiques» ? Parce qu'il s'était promis lors de périples précédents en Karakalpakie qu'il reviendrait bourlinguer un jour dans ces parages afin de pouvoir enfin traverser les hauts plateaux désertiques de l'Oustiourt, situés entre l'Ouzbékistan et le Kazakhstan?

Optant pour un itinéraire quasi exclusivement en vélo et à pied, «by fair means, loyalement» et «sans propulsion motorisée», pourquoi notre vagabond se préparerait-il ainsi, contre tout bon sens, à prendre la route avec de moyens logistiques aussi stricts en pleine fournaise d'un été qui vient de commencer dans les steppes et dans les déserts d'Asie Centrale? Est-ce parce que il a en tête aussi de pouvoir «réfléchir au mystère de l'énergie», celle bien-sûr extraite des sous-sols pétrolifères, mais également celle, plus ineffable, à l'origine des pensées, des paroles et des actions humaines? «Pétrole et force vitale procèdent du même principe : l'être humain possède un gisement de force que des forages propices peuvent faire jaillir.» Ou, en fin de compte, est-ce tout simplement du fait que le grand oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) construit par un consortium international, projet titanesque dont les investissements nécessaires ont été de l'ordre 17 milliards de dollars et dont Sylvain Tesson voudrait suivre le trajet depuis les rivages de la mer Caspienne, devra être enfin mis en service au cours de cet été 2006?

Est-ce qu'on le saura vraiment ? «En voyage, le premier jour on se demande pourquoi on est parti. Les autres jours, on se demande comment rentrer». Ces questions, comme tant d'autres certainement, devaient le tarauder cette première nuit lorsque il s'était glissé «dans l'étui de (sa) tente tubulaire» où «c'est l'étuve», mais où au moins il était protégé des épeires particulièrement agressives sévissant dans la région! Mais quelle autre solution? Impossible pour notre vagabond de réfléchir autrement, impossible de «poser (son) cul sur une chaise de bois et la tête dans les mains, creuser la question avec la pelle du silence et du temps»!

ELOGE DE L'ENERGIE VAGABONDE est ma première lecture de Sylvain Tesson et donc mon seul point d'observation pour l'instant. Je suis d'emblée séduit par le personnage avec lequel je fais connaissance au travers de ce récit, par ses paradoxes et ses contradictions dont il ne cherche pas spécialement, me semble-t-il, ni à cacher, ni à épancher ou encore moins à justifier. A la fois truculent et sensible, ne cherchant pas particulièrement à être consensuel comme il le siérait à un wanderer romantique, en tout cas ne prenant jamais la tangente quand s'exprime à travers lui une énergie fossile en combustion spontanée... Capable par exemple de lire «La Dame aux Camélias» sous une chaleur digne des forges de Vulcain au bord de la Caspienne, ou encore de regretter le pillage énergétique de la terre mais ne pouvant pas dissimuler, lors de son passage à Bakou, sa réjouissance à faire durer un entretien avec une artiste et à profiter ainsi de la climatisation de l'appartement de cette dernière, alors que la température frôle les 50° degrés dehors... Définitivement, me suis-je dit, connivent, on n'est pas vraiment tout à fait à «Ushuaïa TV» !
Ce n'est pas non plus que je m'identifierais particulièrement à Sylvain Tesson. Nous sommes même très différents à la base ! Je suis quelqu'un, permettez-moi cette petite confidence, pour ainsi dire plus «méandrique» que l'auteur : mon énergie fossile se répandrait davantage en tenant compte d'autres accidents géographiques du relief extérieur à la surface. J'aime pourtant cette différence par rapport à moi ! Et je comprends parfaitement que son personnage puisse en même temps déplaire à d'autres lecteurs.

Séduit aussi, je fus par l'extrême élégance de cette langue recherchée, d'une beauté incisive et par moments condensée en des formules aux tonalités véritablement extatiques, d'un rayonnement qui me semblait frôler parfois l'insolence esthétique ! La transposition ici d'un champ lexical propre à la constitution et à l'exploitation des hydrocarbures sur d'autres formes d'énergie plus abstraites, liées par exemple aux mouvements des corps, aux opérations de l'esprit ou aux vicissitudes des règnes végétal et animal, ainsi que les métaphores, telle par exemple celle, époustouflante, du «monde énergétique des abeilles», ou bien des tournures pour décrire les paysages et/ou le temps qu'il fait, sont toutes d'une économie, d'une justesse, et la plupart du temps d'une beauté à couper littéralement le souffle (le mien, en tout cas !).

En définitif, l'auteur me réjouit aussi quand il avoue en toute sincérité voyager «en vagabond enchanté pour le seul bénéfice de mon âme et la pure jouissance de mon corps : me frotter à la beauté du monde est mon unique raison de lever les ancres». Sylvain Tesson ne voyage pas nécessairement pour aller à la rencontre de «l'autre» (une absurdité, d'après lui, en tant qu'objectif en soi, et qui serait alors comme «visiter des temples» ou «goûter la cuisine » !), ou avec le souci de dénoncer par son témoignage direct le «mal» qui loge dans l'homme, ou encore de promouvoir un «bien» au nom d'un mouvement ou d'une idéologie en particulier, même si un chose, bien-sûr, n'empêche pas forcément l'autre : l'auteur laisse alors , me semble-t-il, plutôt au lecteur le soin d'en tirer ses propres conclusions.
L'invitation que propose Sylvain Tesson, citant aussi Montaigne au passage, consisterait prioritairement à « tenir l'âme en haleine », à réussir à «se mettre en état de reconnaissance devant le cours des choses», à éprouver en soi «l'unité du vivant».
Je suis de la partie, Monsieur Tesson, et tout à fait prêt à repartir en votre compagnie!
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