AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Plumeetencre




Plus de quinze ans après le maître* - ouvrage accueilli avec succès et malheureusement épuisé, Colm Tóibín se réadonne à l'exercice périlleux du roman biographique, s'intéressant cette fois-ci à l'une des figures majeures de la littérature allemande  : Thomas Mann (1875-1955). 

Si je ne peux émettre d'avis sur le précédent, le magicien lui, m'apparaît comme une merveilleuse réussite. Par un jeu d'ombre et de lumière, en touches délicates, l'écrivain irlandais révèle les multiples facettes de son "personnage" tant dans la sphère privée que publique. S'appuyant sur un solide travail de recherche mais aussi de mise en perspective, il livre un écrit incroyablement riche, fouillé et sensible. 

Portrait introspectif d'un homme éminemment complexe, fenêtre ouverte sur le clan Mann et ses pierres d'achoppement, c'est également une plongée saisissante dans le fracas de l'Histoire de la première moitié du XXème Siècle.

*

Le récit débute en 1881, année de la disparition du sénateur Mann - Thomas a alors seize ans - et s'achève en 1950 lorsque ce dernier retourne à Lübeck, berceau de son enfance, après un exil aux États-Unis. Entre les deux périodes, six cents pages condensant l'essentiel d'une vie voire de plusieurs vies - du déterminant à l'anecdotique, de l'apparent au dissimulé.

Fils cadet d'un riche négociant céréalier, il semble prédestiné à prendre un jour la tête de l'entreprise familiale mais le testament paternel en prévoit  contre toute attente la dissolution. S'il feintait de s'intéresser jusqu'ici aux affaires, nourrissant davantage une passion pour la poésie, la nouvelle n'en demeure pas moins un "choc" face à la perte de ce qu'il pensait "lui revenir de droit". Un désaveu source de rancoeur et d'incompréhension.

"Thomas  éprouvait une tristesse lancinante à la pensée que tout le labeur des Mann (...) allait à présent être anéanti. L'ère de la famille était révolue."

Lycéen aux résultats médiocres, il suivra sa mère partie s'installer à Munich, où un poste dans le secteur des assurances lui est réservé. Poste qu'il occupera pendant une courte durée, car c'est là au coeur de la capitale bavaroise, haut lieu intellectuel et artistique, que s'affirmera son ambition littéraire. À l'instar de son frère aîné Heinrich,  il désire ardemment vouer son existence à l'écriture.

*

Au fil des pages, le lecteur assiste avec engouement à la naissance de l'écrivain et au processus de création - des premières publications à la rencontre du succès. À travers son oeuvre, Thomas M. dévoile de façon déguisée une partie de lui-même et de son histoire, s'inspire de ce qu'il observe et capte autour de lui, en témoignent les précieux éclairages apportés sur ses romans (genèse, contexte, accueil,...).

Ainsi concernant Les Buddenbrook (paru en 1901), pourra-t-on lire par exemple : " Il vit dans son entièreté le roman auquel il songeait depuis un certain temps. Il allait se réinventer (...) dans le rôle d'un enfant unique et il transformerait sa mère en une riche héritière allemande, délicate et musicienne. Il ferait de sa tante Élisabeth une héroïne fantasque. le héros ne serait pas une personne. Ce serait la firme familiale (...). L'atmosphère d'assurance mercantile de Lübeck en  formerait l'arrière-plan, mais la firme serait condamnée,  et le fils unique de la famille serait condamné lui aussi. (...) Il entrerait dans l'esprit de son père,  de sa mère, de sa grand-mère et de sa tante. Il les verrait tous et il tiendrait la chronique du déclin de leurs fortunes."

Partageant ses pensées les plus intimes et ses échappées imaginaires, le lecteur découvre également le rapport qu'il entretient avec son homosexualité, perceptible depuis l'adolescence. Éclatant en de rares et fugaces occasions, ce désir refoulé s'exprimera par l'écriture -  sans doute une forme d'exutoire.

"Ses rêveries sexuelles s'étaient glissées dans ses nouvelles et romans, mais à l'abri de la fiction on avait tout loisir de les interpréter comme des jeux littéraires."

*

De son union avec Katia Pringsheim - d'origine juive, verront le jour six enfants. le couple se montre complice, soudé. L'épouse n'ignore d'ailleurs rien des penchants de son mari; entre eux deux, existe un "accord tacite" visant à préserver l'harmonie du foyer. Ensemble,  ils traverseront  tragédies intimes et grands bouleversements mondiaux.

Les guerres de 14/18 et 39/45 mettront un frein temporaire à l'ascension de Thomas M. qui malgré tout continue d'écrire et remporte le prix Nobel en 1929. Sa famille se voit écartelée par des divergences d'opinions politiques. Lui qui se pose en soutien à la cause allemande lors du premier conflit, s'engagera dans la lutte contre l'idéologie nazie quelques années plus tard et sera contraint d'emprunter le chemin douloureux de l'exil - direction Suisse, France , États-Unis.

" le prix le marquait encore un peu plus aux yeux des nazis. La forme de culture qu'il représentait depuis la fin de la guerre - bourgeoise, cosmopolite, équilibrée,  dépassionnée - était précisément celle qu'ils cherchaient le plus farouchement à détruire. le ton qu'il privilégiait dans sa prose - pesant, cérémonieux, civilisé- était l'exact opposé du leur. "

"Ce que mes compatriotes infligent à ce l'humanité est si atroce, si inoubliable, que je ne peux concevoir comment ils pourront vivre à l'avenir parmi les peuples frères de la planète comme parmi des égaux."

*

600 pages captivantes, enrichissantes et éclairantes qui me laissent avec quelques interrogations : Où commence la pensée de Colm Tóibín et où s'arrête celle de son "sujet" ? Où se situe la frontière entre imagination et réalité? Aussi, trouverai-je pertinent de parcourir en parallèle Le Journal tenu par Thomas Mann jusqu'au soir de sa vie et dont Colm Tóibín du reste s'est inspiré.

Quoiqu'il en soit, elles sont invitation à découvrir (mon cas) ou redécouvrir la production littéraire de cet illustre et énigmatique écrivain - personnalité marquante du Siècle dernier - mais également celle de ses proches qui comme lui, prennent vie sous nos yeux  dans leurs travers et leurs éclats, loin de toute idolâtrie. Une lecture vers laquelle je retournerai c'est certain, et qui en appelle de nombreuses autres pour mon plus grand plaisir.

***

" Sa vie illustra son oeuvre." (François Mauriac)
Commenter  J’apprécie          7714



Ont apprécié cette critique (74)voir plus




{* *}