AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de 4bis


Dans un recoin du monde macère une faune interlope. A l'abri du vent, sur les hauteurs de la Silésie, au sud-ouest de la Pologne, bacilles de Koch, syntaxe allemande, mousses, discours pontifiants et coutumes culinaires étranges se partagent une petite station thermale que fréquentent des tuberculeux plein d'espoir. Selon les préceptes du docteur Brehmer, on y prend des douches froides, on y fait de revigorantes balades en altitude avant de se reposer de longues heures dans des chaises longues.

« Les pensionnaires du sanatorium, quand on les voit sur le cours, semblent de taille plus haute, plus propres sur eux, avec des chemises plus blanches. Ils font penser à de la volaille bien nourrie, y compris lorsqu'ils sont aussi malades que les autres. Les femmes portent des jabots vénitiens, c'est-à-dire sur la poitrine un bouillonnement de batiste ou de soie qui donne l'impression d'avoir jailli à l'instant de la robe cintrée. Les têtes des hommes sortent de cols raides, elles sont comme apportées sur un plateau pour le thé de l'après-midi. »

Tout cela aurait un petit air de déjà vu sans cette malheureuse comparaison avicole, ces têtes mâles offertes, nouveaux Jean-Baptiste à la décollation tout juste prête pour le goûter, ce décalage que l'on peut croire imperceptible mais qui finit par raconter une toute autre histoire émergeant de ces montagnes assurément magiques.

C'est en fait une question de point de vue. Et pour ce roman, il nous faudra adopter celui des Empouses. « Spectres de la déesse Hécate », elles sont partout, au ras du sol, serpentant sans doute avec la brume grise, se faufilant dans les interstices, manifestant leur prédilection pour les chaussures habillant des pieds nerveux ou alanguis, ces mâles extrémités des dignes et respectables curistes hébergés à la Pension pour Messieurs que tient Wihelm Opitz. Silencieuses, attentives, elles se rappellent à nous au fil du récit. Cette histoire, c'est la leur. Ecoutons-la.

Elles ont choisi comme héros Miecysław Wojnicz, étudiant en ingénierie des adductions d'eau à qui ses poumons malades valent un séjour prolongé dans ce village de Sokołowsko. C'est un héros frêle et incertain, poli et effaré qui a déjà vécu bien des terreurs minuscules. Elevé par un père trop vite veuf dont la rigueur virile n'autorise pas l'expression de la moindre émotion, Miecysław se conforme aussi bien qu'il le peut aux attentes conçues pour lui. Reste que sa faible constitution et sa sensiblerie ont déjà beaucoup déçu. Et le voilà désormais quasi agonisant, obligé de prendre les eaux en compagnie d'autres souffreteux avant que commence enfin sa vie d'homme, de vrai.

Dans la pension pour Messieurs où il réside, il croisera différents individus parmi lesquels Thilo von Hahn, étudiant des Beaux-arts, spécialiste en paysage. Malgré son souffle court vite teinté de sang, malgré ses manières étranges, il faudra écouter attentivement ce jeune homme parler à Miecysław de tableau et de regard. Selon lui, la manière dont on voit habituellement le paysage transforme les lignes en éléments attendus mais il existe « une autre manière de regarder, une manière globale, totale, entière, absolue » qui rappelle assez les premiers mots des Empouses d'ailleurs, à l'incipit du roman : « La vue est obstruée par les volutes de vapeur échappées de la locomotive et qui serpentent à présent sur le quai. Il faut regarder à travers elles pour tout voir, se laisser aveugler par la brume grise, le temps que le regard se fasse acéré et omnivoyant du passé, du présent et du futur. »

Nous sommes à l'aube du 20e siècle, les premières automobiles font leur apparition avec la psychanalyse, les idéologies cimentent les existences et les nationalismes s'ébaubissent de leurs prétentions mutuelles. A table, devant un verre, et bien plus, de la locale Schwärmerei, liquide sombre au goût « vraiment particulier, sucré et amer à la fois (…) [avec] une vague saveur forestière de lichens ou de bois oublié en cave ou peut-être de pommes légèrement moisies », les curistes discutent, pérorent, ordonnent de leurs mots définitifs un monde qui, selon eux, en a bien besoin.

Dans un pêle-mêle vertigineux d'inquiétude et de thèses sur lesquelles on s'arcboute de toute son impuissance, s'accumulent croyances et systèmes : les grands mythes de la Grèce antique, Aristote, Platon, Aristophane et Plotin pour August August, phtisique spécialiste en langues anciennes et en chair fraiche ; le cours de l'histoire et la manière dont il conduit l'humanité vers une civilisation toujours plus pure de toutes les systèmes primaires polythéistes antérieurs selon l'honorable et malade Longin Lukas, professeur au collège de Königsberg ; de mystérieuses légendes locales qui expliquent l'absence quasi parfaite des femmes de ce roman. On parlera démonologie, femmes, religion. Infériorité du sexe faible, paganisme, recettes de cuisine et même matriarcat. Comme une menace insensée et folle, naturellement. Il faut compter aussi avec Sainte Emérencie, Sainte Anne et la Vierge tenant un enfant malingre, trinité de femmes représentées sur une icône cachée dans l'église orthodoxe du village. Avec la jeune femme au large chapeau qui ne dira jamais rien. Quelques macarons et le docteur Semperweiß, le bien nommé.

Le banquet des Empouses, est un livre magique, vous l'aurez compris. Parce qu'il mêle des histoires invraisemblables à des atmosphères étonnantes, parce qu'il campe des caractères typés et en révèle les failles, parce qu'il se paie des sacrifices humains avec une jubilation qui n'est même pas cruelle.

Mais aussi parce qu'il invite dans ses pages un nombre de lectures antérieures sidérant. Dans la description de Miecysław jouant avec les pions de son échiquier, j'ai retrouvé le narrateur enfant d'une Histoire d'amour et de ténèbres lorsqu'il bâtit des mondes sur le tapis du trop triste appartement où il vit avec ses parents. Les questions de paysage et de manière de regarder la réalité sont celles que traite Descola dans Les formes du visible. Emilie Hache n'est pas loin des péroraisons de Longin Lukas sur le matriarcat, le paganisme et la place d'un dieu transcendant. le sacrifice d'Abraham que traite Marie Balmary dans le sacrifice interdit a une place importante dans cette histoire. J'ai même retrouvé l'apithérapie, le fait de se soigner par les abeilles, qui m'avait été expliquée dans Les abeilles grises.

Comme si toutes mes lectures récentes s'étaient agrégées dans ce livre pour participer au magma de connaissances et de représentations qui composent l'étrange liqueur dont s'abreuvent les personnages. Comme si, avec la même fausse assurance, je communiais aux rodomontades, fière de mes savoirs, inconsciente de leur enracinement profond dans une dynamique de brume et de lichen, de mycélium et d'altérité aussi continue que mystérieuse.

Un livre magique, malicieux, insolent et érudit. Une oeuvre littéraire dense, propice aux analyses, échos et interprétations. Un renversement espiègle, cul par-dessus tête, jamais arrêté, jamais féroce, délicieusement vivant.
Commenter  J’apprécie          4559



Ont apprécié cette critique (44)voir plus




{* *}