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Critique de Creisifiction


L'ambition affichée dans sa construction, ses dimensions imposantes (près de mille deux-cents pages dans son édition de poche !), mais aussi, et surtout, l'immense travail de recherche nécessaire à son élaboration, l'ampleur et l'originalité de son propos, et enfin la qualité des réflexions qu'il suscite chez le lecteur, font à mon sens de ce roman un des monuments littéraires les plus impressionnants et aboutis de ce siècle.
Publié en 2014, après de longues années de préparation, époustouflant d'érudition et d'imagination, cette oeuvre prodigieuse inspire tout d'abord un profond sentiment d'admiration, et d'humilité aussi. Il serait en effet vain de la part du lecteur lambda, lors d'une première lecture courante, à défaut de pouvoir s'appuyer sur divers autres supports bibliographiques et d'avoir effectué de très nombreuses consultations parallèles à sa lecture, de vouloir embrasser et maitriser la totalité des notions convoquées et l'ensemble des domaines traversés par ce colosse littéraire!

La littérature, à contre-courant de la démarche poursuivie par la raison pure, rechercherait d'après cette belle formule trouvée par Olga Tokarczuk, «la perfection des formes imprécises».
Suivant à la lettre ce précepte, naviguant avec aisance, force érudition et une désinvolture admirables entre différents genres et registres littéraires, LES LIVRES DE JAKOB, roman historique, chronique détaillée d'une époque -le XVIIIe siècle en Pologne- mettant en scène de très nombreux faits et personnages réels, dont son personnage central, Jakób Frank, à la source de l'un des plus importants mouvements messianiques de toute l'histoire du judaïsme, est en même temps une fiction teintée de réalisme magique s'inspirant des littératures traditionnelles yiddishs, ainsi qu'un exercice remarquable d'exégèse de textes religieux et ésotériques tels le Talmud, le Zohar, l'Ancien Testament ou certains écrits issus de la gématrie et de la Kabbale.

Roman-fleuve captivant, brillante analyse de la «machine messianique» et, donc, à un autre niveau de lecture, exploration littéraire de haute volée autour de certaines des conceptions fondamentales de la mystique judaïque traditionnelle, telles par exemple, l'origine du monde, la nature divine de la création ou la genèse du bien et du mal, son auteure ne céde par ailleurs, à aucun moment, ni à la tentation d'une simplification qui consisterait à épingler l'épisode messianique frankiste plutôt comme une vaste fumisterie engendrée par un cerveau dérangé, ni à celle de faire couler son ambitieuse entreprise littéraire sous le moule d'une «stravaganza» parodique et érudite, à la Umberto Eco...

L'effervescence qui s'était emparée du judaïsme à cette époque y est décrite de manière détaillée et très éloquente, et il faut bien le préciser, «de l'intérieur», Olga Tokarczuk se soustrayant systématiquement à tout jugement ou distanciation critique par rapport aux faits dont elle s'inspire pour son roman.
Ce climat d'agitation spirituelle dans la communauté juive serait tout d'abord à mettre en lien avec le contexte historique chaotique où celle-ci s'était retrouvée à partir du XVe/XVIe siècle, suite à l'expulsion des juifs séfarades de la Péninsule ibérique qui s'étaient alors massivement dirigés vers des territoires affichant une plus grande tolérance envers d'autres pratiques religieuses (l'Empire ottoman, l'est de l'Europe, notamment le royaume de Pologne). Cette dispersion allait rebattre les cartes non seulement de la géographie humaine, mais aussi spirituelle du judaïsme.
À l'infiltration progressive d'une certaine ferveur dans les pratiques religieuses traditionnelles, ainsi que des thèmes chers à la dimension ésotérique, propres à la branche séfarade, la diffusion de l'étude de la Kabbale et de son traité fondamental, le Zohar (« Livre de la Splendeur ») au sein des cercles, des écoles et des séminaires dédiés aux études judaïques dans les nouveaux territoires d'asile, vont se joindre les sentiments de peur et d'insécurité qui s'y installeront progressivement, déclenchés notamment par la violence inouïe des persécutions et massacres perpétrés en Podolie et Volhynie par les hordes de cosaques de Chmielnicky vers le milieu du XVIIe siècle, nourris également par l'instabilité politique qui touchera ensuite le royaume de Pologne, à partir du XVIIIe siècle. Menacé par la voracité grandissante de ses puissants voisins et par une ingérence russe de plus en plus prégnante, fondamentalement antisémite, l'affaiblissement progressif et inexorable de l'Etat polonais ravivera en même temps le grand traumatisme de la diaspora sépharade.
Ces deux facteurs, conjugués, vont finir par constituer un terreau propice à la remise en cause des dogmes traditionnels du judaïsme talmudique, à l'émergence de nouveaux courants religieux déviationnistes, à la prolifération de sectes hérétiques et de phénomènes de type messianiques. C'est ainsi que de personnages tels Baal Chem Tov, rabbin dissident, fondateur historique du hassidisme en Ukraine, ou, dans l'Empire ottoman, les messies Sabbataï Tsevi, à Andrinople, et Baruchya Russo (Osman Baba) à Salonique -précurseurs et inspirateurs de la doctrine de Jakób Frank- occuperont parmi nombreux autres, moins importants, l'espace d'un siècle, entre 1650 et 1750, la scène d'un judaïsme alors en pleine déshérence.

Des notions kabbalistiques telles la «rédemption» ou la «réparation du monde» («tikkoun») sont alors présentes dans la grande majorité des débats, enflamment les esprits. La gématrie devient l'une des principales clés de lecture des textes sacrés, on prospecte ferme sur l'avènement prochain du Messie en procédant à des calculs compliqués pour établir la date de la fin du monde (le palmarès revenant à un certain moment, et pour cause, à l'année 1666!).

Selon la Kabbale médiévale espagnole, «Dieu créa les lettres de l'alphabet, pour que nous ayons la possibilité de lui raconter Sa Création».
La poétesse polonaise Elzbieta Druzbacka, l'un des nombreux personnages historiques qu'Olga Tokarczuk ressuscite dans LES LIVRES DE JAKOB, écrira à son tour, dans une lettre adressé au père Benedykt Chmielowskis, premier «encyclopédiste» historique polonais, que par ce «quelque chose de tremblé» présent dans son usage des mots et renvoyant à des significations multiples, la littérature serait seule susceptible de dépeindre "un tableau de l'univers dans toute sa complexité et immensité". En comparaison, la représentation que donne la raison et la science resteraient, selon Elzbieta, aussi plates que «des traits noirs sur une surface blanche».

Thaumaturgie ou imposture ? Quête mystique ou charlatanisme ? Exaltation spirituelle ou mise-en-scène savamment orchestrée? Révélation de mystères ou argutie spécieuse ?
Olga Tokarczuk, se jouant astucieusement des mêmes codes ambigus et «tremblés» qui régissent le discours messianique, lorsque ce dernier s'affranchit des dogmes d'une raison qui ne semble plus en mesure de répondre aux aspirations de son époque, réussit , brillamment, à introduire de manière subreptice une dimension mystique et téléologique à son récit des rouages temporels conduisant au messianisme frankiste, là où L Histoire ou la pensée rationnelle seraient portées à circonscrire le phénomène dans quelque chose de contextuel et de contingent, et dans laquelle l'imagination «créatrice de sens multiples» n'aurait en principe aucun rôle important à jouer...

À ces «livres de Jakob» relatant le parcours, les péripéties, souvent aussi les excès et les impostures attribués au dernier des grands Messies de l'histoire du judaïsme, qui aura réussi à rassembler autour de lui des dizaines de milliers d'adeptes dans toute l'Europe et à inciter un bon nombre de ses partisans à violer la Loi talmudique, à transgresser les valeurs morales les plus strictes de leur époque, à abolir quasiment tous les interdits en vigueur dans la société de leur temps, Olga Torkarczuk, par un tour de force remarquable, réussit à son tour à insérer un niveau de narration «merveilleux», atemporel et supra-réel, sorte de «Livre» des livres dont le fil rouge sera soutenu par le regard porté sur l'évolution des évènements par le magnifique personnage de la matriarche juive Ienta, sommeillant entre vie et mort à travers les époques, oubliée par l'agitation du monde au fond d'une grotte, ou encore par le récit caché qu'en fait Nahman de Busk, le disciple le plus fidèle et brillant de Jakób Frank, habité par une soif mystique profonde, sincère et désintéressée. Les écrits cachés de ce dernier, notamment, regroupés sous l'appellation de «Reliquats» feront eux aussi vivre «de l'intérieur» au lecteur, provisoirement suspendu entre histoire et fiction, entre littérature et spéculation, cette quête mystique élevée, le positionnant au coeur même de ces questions théologiques passionnantes dont l'ambition « tremblotante » était de réussir à approcher la complexité et l'immensité de l'univers…

Les débats qui ont essaimé en Europe aux XVII et XVIIIe siècles, de Smyrne à Salonique, et jusqu'en Ukraine, en Volhynie ou en Podolie, en viendront cependant à faire basculer en profondeur les fondements mêmes du judaïsme traditionnel, entraînant à leur suite un véritable séisme au sein de la communauté, lourd de conséquences. Et qui, sous certains de leurs aspects, se prolongeront en filigrane jusqu'aux temps modernes, ainsi qu'en témoignera, par exemple, le regard transcendant de Ienta dans les derniers chapitres du roman.

Le siècle des Lumières, en libérant peu à peu la communauté juive de la contrainte absolue au ghetto et du statut millénaire de «mi-citoyens», et par la même occasion des menaces de ruptures violentes en son sein provoquées par les dérives sectaires - seul moyen jusque lors de subvertir l'ordre établi, de remettre en cause l'exclusion répétée des juifs par leurs hôtes successifs et d'espérer rétablir cette place imaginaire de «peuple élu» promue par les textes fondateurs -, n'empêchera pas, toutefois, que certains échos de ces épisodes douloureux soient encore perceptibles de nos jours (le mouvement Loubavitch en serait une illustration exemplaire, ainsi que ce pur produit messianique «post-industriel» incarné à la fin du XXe siècle par le «Messie de Brooklyn», Menahem Mendel Schneerson...).

LES LIVRES DE JAKOB, longue et passionnante épopée au sous-titre tout aussi étendu et démesuré - «OU LE GRAND VOYAGE À TRAVERS SEPT FRONTIÈRES, CINQ LANGUES, TROIS RELIGIONS ET D'AUTRES MOINDRES, RAPPORTÉ PAR LES DÉFUNTS, LEUR RÉCIT SE VOIT COMPLÉTÉ PAR L'AUTEURE SELON LA MÉTHODE DES CONJECTURES PUISÉES EN DIVERS LIVRES, MAIS AUSSI SECOURUES PAR L'IMAGINATION QUI EST LE PLUS GRAND DON NATUREL REÇU PAR L'HOMME » (!) est un roman sinueux, méandrique, habité par plusieurs dizaines de personnages, réels et fictifs, dans lequel on peut parfois avoir le sentiment (passager) de s'y perdre, et impossible à résumer!

C'est sans doute une lecture à long cours, mais où, en revanche, l'on ne trouve pas de longueurs à déplorer; lecture très engageante, certes, mais aussi inoubliable, enrichissante, non seulement sur le plan littéraire et intellectuel, mais aussi, pourquoi pas, spirituel...En somme, un véritable exploit littéraire, totalement bluffant, un roman exceptionnel qui confirme une fois de plus l'immense talent de l'auteure polonaise!

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