J’ai oublié de vous dire, mesdames, que, lorsque les Serbes soupçonnent quelqu’un de vampirisme, ils évitent de le nommer par son nom ou de le désigner d’une manière directe, car ils pensent que ce serait l’évoquer du tombeau. Aussi, depuis quelque temps, Georges, en parlant de son père, ne l’appelait plus que le vieux.
Il se passa quelques instants de silence. Tout à coup, l’un des enfants dit à Sdenka, en la tirant par le tablier :
– Ma tante, quand donc grand-papa reviendra-t-il à la maison ?
Un soufflet de Georges fut la réponse à cette question intempestive.
L’enfant se mit à pleurer, mais son petit frère dit d’un air à la fois étonné et craintif :
– Pourquoi donc, père, nous défends-tu de parler de grand-papa ?
Un autre soufflet lui ferma la bouche. Les deux enfants se mirent à brailler et toute la famille se signa.
Nous en étions là quand j’entendis l’horloge du couvent sonner lentement huit heures. À peine le premier coup avait-il retenti à nos oreilles que nous vîmes une forme humaine se détacher du bois et s’avancer vers nous.
Il y avait surtout une légende populaire qui m'avait toujours donné la chair de poule : on prétendait que parfois dans cette forêt les voyageurs étaient poursuivis par un homme gigantesque, d'une pâleur et d'une maigreur effrayantes, qui courait à quatre pattes après les voitures et s'efforçait d'en saisir les roues en poussant des cris et en demandant à manger.
"Le rendez-vous dans trois cents ans"
Tandis qu'il s'apprêtait à se coucher, Rounievski jeta encore un regard au portrait, qui lui rappelait tant les traits du visage à présent gravé dans son cœur.
"Si l'on s'en remet à toutes les lois du fantastique, se dit-il, voilà un portrait qui doit absolument prendre vie et me conduire dans quelque souterrain jusqu'à son squelette intact !"
"Oupires"
Pareil à vous, je ne croyais alors à rien de ce que les gens sont convenus de nommer "surnaturel" ; mais en dépit de cela, j'entendais souvent résonner en mon sein d'étranges échos qui venaient ébranler ma conviction. J'aimais à leur prêter l'oreille, parce qu'en comparaison de la prose glacée du monde où nous vivons, celui qui s'ouvrait alors à moi offrait un contraste qui me ravissait. Cependant, je contemplais les tableaux qui se déployaient devant moi comme un spectateur observe un drame non dénué d'intérêt. Le jeu animé des acteurs le transporte, mais il sait au fond de lui-même que les coulisses sont en papier et que le héros, une fois quittée la scène, troquera son casque pour un bonnet.
"Oupires"
Serait-il possible, me dis-je, que Sdenka ne fût pas la jeune fille pure et innocente qu'elle semblait être il y a deux ans ? [...] Et moi qui croyais la connaître ! Mais qu'importe ! Si Sdenka n'est pas une Diane comme je l'ai pensé, je puis bien la comparer à une autre divinité, non moins aimable et, vive Dieu ! je préfère le rôle d'Adonis à celui d'Actéon !
Si cette phrase classique que je m'adressais à moi-même vous paraît hors de saison, mesdames, veuillez songer que ce que j'ai l'honneur de vous raconter se passait en l'an de grâce 1758. La mythologie alors était à l'ordre du jour, et je ne me piquais pas d'aller plus vite que mon siècle. Les choses ont bien changé depuis, et il n'y a pas fort longtemps que la révolution, en renversant les souvenirs du paganisme, en même temps que la religion chrétienne, avait mis la déesse Raison à leur place. Cette déesse, mesdames, n'a jamais été ma patronne quand je me trouvais en présence de vous autres et, à l'époque dont je parle, j'étais moins disposé que jamais à lui offrir des sacrifices.
"La famille du vourdalak"