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Critique de belcantoeu


Le titre de cette longue nouvelle, le Journal d'un homme de trop (Дневник лишнего человека), l'une des les plus commentées de Tourguéniev, reprend une expression déjà présente dans L'Hamlet du district de Chtchigry (1849), et qui reviendra souvent, notamment dans Une Correspondance (1856). On la retrouve aussi chez Alexandre Herzen, ami de Tourguéniev (À qui la faute?, 1846), chez Gontcharov (Oblomov, roman déjà connu de Tourguéniev, mais publié seulement en 1857) et chez Dostoïevski (Le Joueur, 1866 et L'Éternel Mari, 1870). C'est donc un thème très présent dans la littérature de l'époque, qui remonte même à Pouchkine (Eugène Opéguine, 1831). On sent aussi l'influence du romantisme noir de Lermontov (le personnage de Petchorine dans Un héros de notre temps, 1840), écrivain qui a beaucoup compté pour Tourguéniev.
La nouvelle revient sur le thème de l'amour contrarié et impossible, et constitue un tableau cinglant de la société russe désoeuvrée et provinciale, ce qui n'a pas plu à la censure. Il a fallu attendre dix ans pour qu'elle soit éditée, et encore, fort censurée. Ont notamment été supprimés, les passages relatifs au vice du père, la description satirique de la ville de O., les portraits de fonctionnaires, l'appartenance de Koloberdiaïev à l'armée, et la rencontre de Lise à l'église.
Tchoulkatourine va bientôt mourir bien qu'encore jeune, et décide de se raconter dans un journal intime où il se définit comme homme de trop. Il mourra onze jours plus tard.
Il est né dans une famille noble de propriétaires aisés, et n'a que douze ans quand, après une enfance sans joie, son père meurt, et que sa mère doit vendre presque toutes les terres de la famille pour payer les dettes de jeu de son défunt mari. Cette déchéance le conduit à faire une carrière de fonctionnaire subalterne, dont il adopte le langage assez trivial ce qui le conduira à l'échec.
Il passe un jour dans la région pauvre où se trouve la dernière terre de la famille. Chez le haut fonctionnaire Ojoguine, il s'éprend de sa fille Lisa avec qui il fait de longues promenades bras dessus bras dessous. Ils prennent le thé en famille, lisent Pouchkine ensemble, et tout semble baigner dans l'huile jusqu'à l'arrivée d'un jeune prince de vingt-cinq ans, dont Lisa tombe amoureuse, délaissant Tchoulkatourine qui, pris de jalousie lors d'un bal, insulte son rival qui le provoque en duel, et le ridiculise aux yeux de toute la ville. Une pièce se joue sur le petit théâtre de cette ville fermée sur elle-même quand le prince s'y arrête quelques semaines, bouleversant la vie des habitants avec légèreté et inconstance. le prince s'en va sans épouser Lisa, dont la porte reste fermée à Tchoulkatourine qui aperçoit un jour la jeune fille avec Besmionkov, un autre fonctionnaire, à qui elle accordera sa main. Il n'aura connu que trois semaines d'illusion amoureuse, victime de son langage que Lisa n'a pas apprécié.
Au moment où la mort s'approche, il commente amèrement «Pendant tout le cours de mon existence, j'ai trouvé ma place prise, peut-être parce que je ne la cherchais pas là où elle devait être… Ma petite comédie est terminée. le rideau tombe. En rentrant dans le néant, je cesse d'être de trop».
Le seul côté joyeux de la nouvelle se trouve dans les descriptions de la nature, l'unique chose que regrette Tchoulkaltourine: «Et vous bouleaux aux longues branches pendantes, à travers lesquelles m'arrivait du chemin de traverse, la chanson mélancolique d'un paysan… je vous envoie mon dernier adieu ! En quittant la vie, c'est à vous, à vous seuls, que je tends les bras».
Un autre extrait : «Je me souviens que je pris un jour la diligence pour aller à Moscou. La route était bonne, et pourtant le postillon attela un cheval de volée de front avec les quatre autres. Misérable et parfaitement inutile, attaché n'importe comment à l'avant-train par une corde épaisse et courte qui lui coupait sans pitié la cuisse, lui frottait la queue, le forçait à courir de la façon la plus grotesque, et donnait à tout son être l'aspect d'une virgule, ce misérable cheval excitait toujours ma plus profonde compassion. Je fis observer au postillon qu'il me semblait qu'on aurait pu se passer du cinquième cheval… Il secoua la tête, lui donna une dizaine de coups de fouet dans toute la longueur de son dos décharné, de son ventre bouffi, et marmotta avec une sorte d'ironie : C'est vrai, il est de trop !... Moi aussi, je suis de trop».
Un autre encore : «Le médecin me quitte. Je l'ai enfin obligé à s'expliquer. Il a eu beau dissimuler, il lui a fallu me confesser toute la vérité. Je vais mourir. Oui, je vais mourir bientôt. Les rivières vont dégeler, et je m'en irai probablement avec les derniers glaçons… Où irai-je? Dieu le sait. À la mer aussi ! Eh bien quoi, s'il faut mourir, autant mourir au printemps… Mais n'est-il pas ridicule de commencer un journal peut-être quinze jours seulement avant l'heure de la mort? Bah ! Qu'est-ce que cela fait? En quoi quinze jours diffèrent-ils de quinze ans, de quinze siècles? En face de l'éternité, tout est néant, dit-on. Soit ; mais dans ce cas, l'éternité même n'est que néant. Il me semble que je tombe dans la métaphysique, c'est mauvais signe. Aurais-je peur ? Mieux vaut raconter quelque chose. le temps est humide, le vent souffle avec violence. Il m'est défendu de sortir. Que raconterai-je? Un homme bien élevé ne parle pas de ses maladies ».
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