Kannjawou

Le feu voyageant de rayons en rayons, un coup de langue happant les trois Karamazov pour les guérir de leurs obsessions et tergiversations, un autre emportant tout Hugo, descends petit père, finies la tristesse d'Olympio et l'épopée des humbles ; emportant tout, poèmes antiques et modernes, discours sur ci et ça : la méthode, la servitude volontaire, les sciences et les arts ; finis les royaumes de ce monde, le beau, le laid, le bien, le mal ; finis flûtes enchantées et arbres musiciens ; finis les rêveries des promeneurs solitaires et les après-midi d'été à l'ombre des jeunes filles en fleurs ; finis jardins, semences et raisins de la colère ; la danse de la forêt et le goût des orties ; finies l'écume des jours et la vie devant soi, et mille êtres de papier que j'avais aimé ou détestés, mais qui méritaient tous de vivre, de témoigner de la vie, même si nous ne sommes au fond que boules de suif et bêtes humaines, bonnes pour les mouches et la nausée, surdité et aveuglement, même si nous ne sommes rien.

Au nom des humiliations subies ensemble quand, à l'arrivée des troupes étrangères, ils avaient sillonné le quartier en criant : il faut faire quelque chose. Au nom de l'immense kannjawou dont nous avons rêvé. Quand il n'y aura plus de véhicules blindés stationnés dans nos rues. Plus de soldats inconnus à faire parade dans nos rues. Quand il n'y aura plus un bar pour toi, une école pour toi, un avenir pour toi, une école pour lui, un avenir pour lui. Quand aucun expert ne viendra nous dicter nos chemins comme si nos vies étaient des fautes d'orthographe. Oui, mon frère, pète-leur la gueule. Au nom de tout cela. Au nom du roman de nos vies qu'on pourrait mieux écrire.

J'ai remarqué que Wodné n'avait pas parlé de ceux qui vivent dans des maisons de tôle ou sous des tentes. Comme si cela se jouait entre le "Kannjawou" et la rue de l'Enterrement. À l'exclusion des autres. Qu'il n'avait pas dit non plus cette chose simple. L'aveu le plus humain : j'ai mal. C'est quand je me suis levé pour partir que j'ai vu qu'il pleurait. Je me suis dit que si un jour, comme le souhaitait Sophonie, je devais écrire un roman de la bande des cinq et de la rue de l'Enterrement, il me faudrait la force de rendre justice à Wodné. Il avait beau détester les lézards et les libellules et les professeurs qu'il voulait devenir, il lui arrivait de pleurer.

Mais l’enfance est rebelle et se venge du réel en inventant l’avenir.

La vérité, si on la laisse toute seule face au mensonge, ce n'est pas certain qu'elle finisse par triompher. P.110

Je me rappelle que je l'aimais beaucoup. C'était un frère de rue et de la bande des cinq. Aujourd'hui, je n'aime en lui que ce que nous étions hier. Et je ne sais pas ce qu'il aime.

Nous sommes tous dans les livres, comme les preuves que les personnages qu'on y trouve existent vraiment.

C'est en suivant ses lignes de faille, quand on préfère aux choses l'apparence des choses, qu'on se trompe d'itinéraire et devient le clown de soi-même.

Le fanatique ne connaît qu'une peur : celle de ne pas agir à hauteur de sa foi.

Ce ne sont jamais ceux qui n'ont rien qui veulent tout, tout de suite. Mais ceux qui ont un peu. Un peu beaucoup. Déjà beaucoup. Déjà beaucoup trop. Ceux qui savent déjà ce que c'est d'avoir. Un peu de biens. Un peu de pouvoir. Un peu beaucoup de biens. Un peu beaucoup de pouvoir.