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Critique de Livrescapades


Mon année littéraire 2019 s'était achevée sur un énorme coup de coeur grâce à Tous tes enfants dispersés (2019), le premier roman de l'autrice franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse. Je vous laisse imaginer ma joie lorsque j'ai appris la publication de son deuxième roman.

Avec Consolée (2022), Beata Umubyeyi Mairesse (1979) signe un nouveau roman très fort et bouleversant d'humanité autour de ses thèmes de prédilection que sont d'une part l'exil, la perte de repères et la quête/crise identitaire et d'autre part, le langage, la mémoire, la filiation et la (non) transmission familiale.

Consolée se déroule en partie au sein d'un établissement d'hébergement bordelais pour personnes âgées dépendantes et s'articule successivement autour du quotidien de deux femmes venues d'ailleurs, la première étant une résidente septuagénaire métisse atteinte de troubles du langage et d'un début de démence, la seconde une stagiaire quinquagénaire noire en reconversion professionnelle.

A travers l'histoire de Consolée/Astrida Papailiaki qu'elle relate à la troisième personne du singulier en alternant son enfance dans les années cinquante au Ruanda-Urundi (actuel Rwanda) et sa fin de vie dans un Ehpad bordelais en 2019, Beata Umubyeyi Mairesse revient sur un pan méconnu et particulièrement sombre de l'histoire coloniale belge.

Des milliers d'enfants métis issus en grande majorité d'unions entre hommes blancs et femmes noires furent en effet victimes de la politique de ségrégation instaurée par la Belgique au sein de ses colonies africaines. Ces enfants furent volés, arrachés, à leurs mères noires pour être enfermés dans des missions religieuses où ils devaient renier leurs racines en oubliant leurs noms, leurs familles et leurs langues. Au moment des indépendances, ces milliers d'enfants furent rapatriés de force en Belgique où beaucoup d'entre eux, à défaut d'être mis sous tutelle comme annoncé, vécurent une vie de misère. En 2015, ce scandale d'Etat et d'Eglise longtemps tenu secret éclata en Belgique et fut porté devant les politiques par les Métis de Belgique regroupés en association.

Aujourd'hui, Consolée/Madame Astrida est une vieille femme à « la mémoire emmêlée » perdant progressivement l'usage du français. Elle ne s'exprime plus guère qu'en borborygmes et les quelques mots qu'elle prononce encore le sont dans une langue inconnue des soignants. Une stagiaire en art-thérapie, intriguée par la seule résidente « à la peau cuivrée », prend à coeur de découvrir l'histoire de cette femme solitaire délaissée par les soignants et de l'aider à sortir du silence avant qu'il ne soit trop tard, « que la maladie efface [sa] vie de femme, toute la mémoire d'une histoire dont elle était peut-être la dernière dépositaire, la seule survivante ».

Parallèlement à l'histoire de Consolée, Beata Umubyeyi Mairesse relate, à la première personne du singulier, le parcours de vie de Ramata Barry, une quinquagénaire française d'origine sénégalaise en reconversion professionnelle. Après son « grand effondrement », cette ancienne directrice dans une collectivité territoriale a ressenti le besoin de repartir de zéro pour reprendre sa vie en main et c'est en tant que art-thérapeute auprès des personnages âgées dépendantes qu'elle a choisi de se reconstruire.

A travers le parcours professionnel et familial de Ramata, l'autrice questionne de façon très intéressante les thématiques de la migration, de l'intégration et de l'assimilation. Bounty aliénée à la « mentalité de caméléon », Ramata se retrouve bien malgré elle confrontée aux difficultés d'être noire en France aujourd'hui. Bien qu'elle ait longtemps (sur)vécu grâce à une « armure, de diplômes d'abord, d'assurance ensuite, de négation enfin », toutes ses certitudes ont été progressivement remises en cause après son burn out, dans son nouveau milieu professionnel bien sûr mais également et de façon bien plus difficile au sein de sa propre famille. En effet, malgré sa lucidité nouvellement acquise, elle ne réussit pas à se positionner aux côtés de sa fille militante et encore moins à comprendre et accepter la décision radicale que celle-ci a prise.

A travers cette jeune femme qui revendique haut et fort ses racines sénégalaises et algériennes et se définit avec fierté comme une afro-descendante, Beata Umubyeyi Mairesse évoque la « politique de respectabilité », le « poids de l'illégitimité » et questionne le modèle d'intégration imposé à leurs enfants par les migrants de la première génération désireux de se fondre dans la masse sans faire de vagues. Si la mère est d'avis qu'il faut tourner la page de la colonisation et de l'esclavage, qu'il faut pardonner pour avancer, la fille remet fermement en question l'ascenseur social et la réussite professionnelle de sa mère. Au prix de quels renoncements et de quels mensonges a-t'elle réussi? En obéissant sans broncher aux injonctions d'effacement et d'excellence inculquées par ses parents, sa mère en apparence parfaite s'est trahie, reniant l'essence même de son existence.

« La religion de l'amnésie, c'est bien ton truc ça. Vous avez tous réussi votre vie, c'est clair! C'est pour ça que tu as pété un câble à ton boulot, que tu as dû te faire licencier pour inaptitude. Toi inapte? Toi le bourreau de travail qui faisait passer tes dossiers avant ta famille, qui as tant sacrifié -tes cheveux, ton sommeil, ton identité- pour gagner la respectabilité de ces gens qui à la première faille t'ont mise au placard puis à la poubelle? Wéééé, elle me fait pas envie ta réussite, maman, ta Lafrance là c'est un beau mirage. »

En confrontant le vécu de Consolée avec celui de Ramata, Beata Umubyeyi Mairesse aborde les questions douloureuses des racines, de l'appartenance culturelle et de la quête et/ou la crise identitaire. Si elles ont des parcours totalement opposés, Consolée et Ramata sont pourtant liées entre elles par une même aliénation familiale, culturelle ou encore linguistique. Alors que Consolée est confrontée à « l'effritement de sa mémoire » et cherche autant que possible à se raccrocher à des bribes de son enfance au Ruanda-Urundi, Ramata en revanche a volontairement occulté toutes traces de son passé et de ses racines. Paradoxalement, c'est pourtant elle qui démarre des recherches visant à faire la lumière sur le passé de Consolée.

Enfin, en situant son roman dans un Ehpad bordelais, l'un de ces nombreux « mouroir pour déglingués », l'autrice aborde le sort des personnes âgées et dénonce le « business de la vieillesse ». Elle met ainsi en exergue les mesures d'économies crasses prises au détriment de la santé des résidents, les mensonges révoltants servis aux familles, les réalités abjectes cachées derrières les images dorées.

Elle évoque par ailleurs les problèmes linguistiques croissants des résidents âgés dont le français n'est pas la langue maternelle et qui perdent progressivement l'acquisition de cette langue et s'interroge sur la pertinence de dispenser les soins gérontologiques en y intégrant une dimension interculturelle. Elle écrit de magnifiques passages sur l'importance de la langue en tant que vecteur social et culturel, sur la douleur liée à la parole sacrifiée et sur le besoin, en fin de vie, de retourner aux racines, à la langue d'origine.

Consolée est un roman d'une très grande richesse et d'une profonde et bouleversante humanité, un roman intelligent et lucide, sensible et généreux, un roman porté par une voix poétique, une voix qui me bouleverse et me touche à chaque fois en plein coeur.

Beata Umubyeyi Mairesse a encore une fois écrit un roman précieux, d'une beauté douloureuse, qui restera gravé dans mon coeur.

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Lien : https://livrescapades.com/20..
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