Beata Umubyeyi Mairesse vous présente son ouvrage "Peau d'épice". Parution le 21 septembre 2023 aux éditions
Gallimard Jeunesse.
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Je suis assise dans ta petite chambre, sur ton lit couvert d'une poussière muette de sécheresse. Le ciel est clair derrière les vitres où coulent des gouttes d'eau, perles cristallines qu'une main invisible semble avoir enfilées régulièrement sur un fil de sisal. Elles se poursuivent sagement, glissent avec une rapidité gracile le long du verre et s'arrondissent harmonieusement, traversées par un rai de lumière brillant avant de disparaître sur le mur qui avale ces centaines de fantômes d'opale pressés.
Quand on émigre, les visages changent, les paysages sont remplacés par d'autres, les goûts se transforment mais on oublie souvent de dire combien les sons aussi nous perdent, nous devons fermer le rideau ondulant des voyelles et apprendre à grimper sur un mur de consonnes gutturales et, en passant de l'un à l'autre, nous nous trouvons affublées d'un boitement disgracieux qui s'incrustera durablement dans notre prononciation d'exilées.
Laisse les Blancs se battre entre eux, nous serons toujours des intrus à leurs yeux. Aujourd'hui le frère riche écrase le frère pauvre mais sache que si demain un étranger rentre dans la danse, les anciens ennemis sauront s'unir contre lui. Le colon a su semer la zizanie entre nous pendant des siècles, exploitant avec succès les vieilles velléités entre les Peuls, les Wolofs et les Sérères mais jamais il ne laissera un Noir participer à ses propres disputes familiales.
La rosée.
C'est l'élégance de l'amant qui part sans bruit, effleurant d'une caresse le front de l'endormie, ce que l'ombre laisse au jour naissant. Une promesse de retour.
Elle aurait voulu elle aussi pouvoir changer de couleur, prendre la teinte des autres membres de la famille, elle aurait voulu y plonger ses cheveux de paille trop clairs que les enfants de la colline tiraient avec malice quand elle tombait entre leurs mains curieuses. Elle rêvait d'indifférence.
« Les mots peuvent être tranchants ou s’enfoncer brutalement en nous comme des lances, nous écraser tels les gourdins cloutés que les tueurs utilisaient pour défoncer les crânes des nôtres au printemps 94.
Les mots sont souvent comme de jolies calebasses décorées, creuses ou fêlées sous leur apparence reluisante , ou traîtres quand un serpent s’y est lové, profitant de la nuit pour se glisser à travers son fin goulot et faire pénétrer dans le cœur des suspicions ou des inimitiés »
C’est une prison sans murs. Se pendre avec sa langue, n’est-ce pas cela que j’ai fait ? Tu te souviens qu’on avait autrefois un ministère de la Condition féminine ? J’ai toujours trouvé cela cocasse, une seule femme désignée par le président pour porter la voix des femmes. Ont-ils la moindre idée de ce que c’est, « la voix des femmes » ? Ceux qui disent que nous sommes bavardes ignorent tout des fleuves de mots que nous taisons. Que se passerait-il si nous nous mettions à parler littéralement, à dire les désirs innombrables d’avortements, les désirs liquéfiés de jouissance interdite, les désirs brûlants de pouvoir absolu ? Que se serait-il passé si, au lieu de ne m’ouvrir que le ventre, le médecin m’avait ouverte tout entière, avait mis à nu mon coeur et ma gorge qu’on appelle si bien umutemeli w’ishavu, le couvercle du chagrin ?
vous étiez si naïfs, mes enfants, vous sembliez ne pas avoir encore compris que la guerre n'est pas destinée à rendre justice.
Les langues forgent un tas de maximes sur les enfants, la méchanceté dont ils peuvent faire preuve entre eux, la vérité qu'abritent leurs bouches, ceux qui sont rois, ceux qui écoutent les cigales au lieu des parents, mais si peu pour dire l'amour inconditionnel dont est capable un frère. Abavandimwe : ceux qui sont issus du même ventre. Même le ventre de l'amertume peut abriter de la beauté.

Qu’est-ce qui avait changé ici ?
Peut-être que les centaines de milliers d’anciens exilés tutsi qui étaient rentrés après la guerre avaient importé d’autres façons de vivre, qu’on ne se préoccupait plus tant d’égrener les généalogies, à moins que je n’aie dramatisé à outrance le souvenir des interactions avec mes compatriotes d’autrefois, ces moments de présentation où je me liquéfiais, prise au piège de ma carnation. J’étais surprise de voir que la conversation prenait un autre tour, plus sinueux. Il ne me demanda pas de parler de ma mère, ni de son mari. Il dit: «Tu es partie en 94?», je hochai la tête. Puis il laissa un silence presque complice s’installer. Il avait respecté mon mutisme en poussant l’accélérateur en même temps que le volume de la radio qui diffusait une rumba congolaise identique à celle qui passait sur Radio Rwanda, trois ans auparavant. J’avais redressé la tête, laissant mon regard se perdre dans les méandres de la route en macadam. p. 28