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Citations sur La crise de L'esprit - Le Bilan de l'Intelligence - R.. (14)

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie.
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Tout à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en sens inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système liquide passer, comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du mélange intime à la séparation nette… Ce sont ces images paradoxales qui donnent la représentation la plus simple et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce qu’on appelle, — depuis cinq ou dix mille ans, — Esprit.


— Mais l’Esprit européen — ou du moins ce qu’il contient de plus précieux — est-il totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses ?

C’est peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une telle recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale[1].
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Ce phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est observable dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la diffusion de la culture, et dans l’accession à la culture de catégories de plus en plus grandes d’individus.

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Le charme de ce problème, pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de sa ressemblance avec le fait physique de la diffusion, — et ensuite du changement brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que le penseur revient à son premier objet, qui est hommes et non molécules.

Une goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à disparaître, après une rose fumée. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin sombre et pur, — quel étonnement.

Ce phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie et on l’oppose à la diffusion.
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Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental.

Comment établir cette proposition ? — Je prends le même exemple : celui de la géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers les âges les effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement, mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse, son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet les plus folles hardiesses... La science moderne est née de cette éducation de grand style.

Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.

Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra chose du commerce, chose qui s'exporte, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.

Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne, — tend à disparaître graduellement.

Donc, la classification des régions habitables du monde tend à devenir telle que la grandeur matérielle, brute, les éléments de statistique, les nombres, — population, superficie, matières premières, — déterminent enfin exclusivement ce classement des compartiments du globe.

Et donc, la balance qui penchait de notre coté, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, — comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses !
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Un seul exemple de cet esprit, mais un exemple de première classe, — et de toute première importance : la Grèce — car il faut placer dans l’Europe tout le littoral de la Méditerranée : Smyrne et Alexandrie sont d’Europe comme Athènes et Marseille, — la Grèce a fondé la géométrie. C’était une entreprise insensée : nous disputons encore sur la possibilité de cette folie.

Qu’a-t-il fallu faire pour réaliser cette création fantastique ? — Songez que ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens n’y sont parvenus. Songez qu’il s’agit d’une aventure passionnante, d’une conquête mille fois plus précieuse et positivement plus poétique que celle de la Toison d’Or. Il n’y a pas de peau de mouton qui vaille la cuisse d’or de Pythagore.

Ceci est une entreprise qui a demandé les dons le plus communément incompatibles. Elle a requis des argonautes de l’esprit, de durs pilotes qui ne se laissent ni perdre dans leurs pensées, ni distraire par leurs impressions. Ni la fragilité des prémisses qui les portaient, ni la subtilité ou l’infinité des inférences qu’ils exploraient ne les ont pu troubler. Ils furent comme équidistants des nègres variables et des fakirs indéfinis. Ils ont accompli l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; l’analyse d’opérations motrices et visuelles très composées ; la correspondance de ces opérations à des propriétés linguistiques et grammaticales ; ils se sont fiés à la parole pour les conduire dans l’espace en aveugles clairvoyants... Et cet espace lui-même devenait de siècle en siècle une création plus riche et plus surprenante, à mesure que la pensée se possédait mieux elle-même, et qu’elle prenait plus de confiance dans la merveilleuse raison et dans la finesse initiale qui l’avaient pourvue d’incomparables instruments : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, problèmes, porismes, etc.

J’aurais besoin de tout un livre pour en parler comme il faudrait. Je n’ai voulu que préciser en quelques mots l’un des actes caractéristiques du génie européen. Cet exemple même me ramène sans effort à ma thèse.
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Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ?

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?

Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?

Qu’on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de développer ici une sorte de théorème fondamental.

Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. À chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, — un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile à équiper pour les transports, etc.

Toutes ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu’à toute époque, l’état de la terre vivante peut être défini par un système d’inégalités entre les régions habitées de sa surface.

À chaque instant, l’histoire de l’instant suivant dépend de cette inégalité donnée.

Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable et qui nous est extrêmement familier :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, — et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire, — elle domine le tableau. Par quel miracle ? — Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche!

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse.

Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… sont les caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.
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Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, — tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle, — avec l’idée d’Europe.

Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout.
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Je vous disais, l’autre jour, que la paix est cette guerre qui admet des actes d’amour et de création dans son processus : elle est donc chose plus complexe et plus obscure que la guerre proprement dite, comme la vie est plus obscure et plus profonde que la mort.

Mais le commencement et la mise en train de la paix sont plus obscurs que la paix même, comme la fécondation et l’origine de la vie sont plus mystérieuses que le fonctionnement de l’être une fois fait et adapté.

Tout le monde aujourd’hui a la perception de ce mystère comme d’une sensation actuelle ; quelques hommes, sans doute, doivent percevoir leur propre moi comme positivement partie de ce mystère ; et il y a peut-être quelqu’un dont la sensibilité est assez claire, assez fine et assez riche pour lire en elle-même des états plus avancés de notre destin que ce destin ne l’est lui-même.

Je n’ai pas cette ambition. Les choses du monde ne m’intéressent que sous le rapport de l’intellect ; tout par rapport à l’intellect. Bacon dirait que cet intellect est une Idole. J’y consens, mais je n’en ai pas trouvé de meilleure.

Je pense donc à l’établissement de la paix en tant qu’il intéresse l’intellect et les choses de l’intellect. Ce point de vue est faux, puisqu’il sépare l’esprit de tout le reste des activités ; mais cette opération abstraite et cette falsification sont inévitables : tout point de vue est faux.
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Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes... Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel qui genuit Marx qui genuit...

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne!... Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?... Et qu’est-ce que la paix ? La paix est peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes, qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ?

— Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde, qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »
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Dans tel livre de cette époque — et non des plus médiocres — on trouve, sans aucun effort : — une influence des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, — beaucoup d’impressions du type Goncourt, quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !... Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.
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