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Critique de HordeDuContrevent


Le livre est assez gros, compacte plutôt, de sorte qu'il ne peut être rangé dans votre sac. Couverture rouge vif, Karl Max, en violet et noir, pointe vers vous un doigt menaçant, un regard péremptoire. C'est certain, vous ne passerez pas inaperçu avec ce livre, de plus il contient, en son coeur encore palpitant, une bombe. Ne le pressez pas trop contre vous, contre votre coeur, il pourrait déteindre sur vous en explosant. Déteindre, vous faire réfléchir, trop réfléchir, vous marquez au fer, rouge. Ad nauseam.

Venez, entrez dans la ronde des personnages que Stéphane Vanderhaeghe met à l'honneur. Des personnages issus des marges. Une ronde chorale et polyphonique au centre duquel se trouve la bombe. Hommes et femmes des lisières tournent autour prenant tour à tour la parole, du moins entrevoyons nous à tour de rôle leurs pensées brutes et à nue, offertes, la ronde tourne vite, les pensées s'enchainent, les mains se tiennent et se caressent, les liens se nouent peu à peu entre tous ces protagonistes vivant dans une ville où règne le couvre-feu et où des milliers de caméras surveillent sa population sans relâche, jour et nuit. Les liens se pressentent, collectif pour affronter un monde qui ressemblent peu ou prou à ce nous avons vécu et traversé ces derniers mois - états d'urgence, violences policières, gilets jaunes, couvre-feu-, du moins aux pires projections que nous nous faisions et qui sont devenues en partie, en partie seulement, quoique, triste réalité…

Vous allez voir défiler, devant vous immobile, subjugué par l'originalité dans le ton employé, par la liberté du projet littéraire de l'auteur, par sa plume qu'il manie telle une arme, par l'expérience de littérature dans laquelle vous avez décidé de plonger, vous allez découvrir, entre autres, Mel la touchante SDF, Katya l'escort girl aux affaires florissantes, Rezzon le réfugié clandestin homosexuel qui a réussi à se dégoter un précaire et harassant travail de livreur, Re:Al membre d'un groupe d'activistes oeuvrant la nuit par le biais de l'art de rue, un collectif « artiviste », et qui refuse de travailler afin de ne pas cautionner le système capitaliste, Syd le punk errant, Oumar vigile en supermarché qui cumule les emplois pour permettre à son fils de faire des études, Amir, le fils d'Oumar qui rejette ce système que son père cautionne et où il se tue à la tâche …et même, Raton, un rat et son regard saisissant et impitoyable sur les Hommes et leur bestialité. D'ailleurs, le rat et la prostituée de luxe sont sans doute les deux protagonistes qui s'en sortent le mieux dans cette ronde.

Une mosaïque de portraits, une pluralité de voix, une lecture plurielle d'une même réalité, une superposition de strates, une accumulation de destin comme autant de signes contradictoires, les pièces hétéroclites d'un puzzle dont on a une vue d'ensemble qu'à la toute fin. Les pensées de chacun sur le système, sur la situation de la société (où la pauvreté doit être cachée et les migrants chassés), sur la politique (où on ne plaisante pas avec l'image du président et où toute grogne doit être étouffée), s'entremêlent aux images des caméras. Entre couvre-feu, combats clandestins à bout de souffle, répression qui gangrène de plus en plus le quotidien, nous avons là une analyse au scalpel de cette société un brin dystopique, et notamment de l'impossibilité de nous effacer, de nous soustraire.

Impossible pour moi de ne pas faire le parallèle avec « Les furtifs » d'Alain Damasio et de son cycle de conférences qu'il fait en ce moment sur ce thème au titre éminemment ironique : Liberté numérique et servitude volontaire. Bel oxymore…

« Quoi que tu fasses, ou que tu ne fasses plus, ne souhaites plus faire, tu restes prisonnier du système, à la solde du capital qui te broie en te faisant croire au massage gratuit, un pion comme un autre et tu joues encore, tu joues toujours, même quand tu décides de raccrocher : tu as beau chercher, le bouton PAUSE a été dézingué. Ont été grignotés, siphonnés tous ces espaces au sein desquels pendant un temps on pouvait décider – faire mine de – de se retirer, de dire non, de dire STOP, sans moi, allez vous faire foutre. de sorte que se taire, c'est parler et acquiescer encore. de sorte que s'abstenir, c'est faire et laisser faire encore. Où que tu regardes, tu te cognes les yeux à ta propre impuissance, lis FISACO sur tous les murs, NO EXIT au-dessus de chaque porte fermée à double tour. Putain, on ne veut qu'une chose nous. Une porte de sortie ».

Et ce mystère qui plane, cet acrostiche P.R.O.T.O.C.O.L qui fleurit telle une fleur de bitume sur les murs de la ville, reliant tous les personnages qui, tous, l'ont bien remarqué, regardé et qui tous se sont demandés ce qu'il signifiait. Mystère dont on connait le sens qu'à la fin. Mystère via l'épilepse également, ponctuant le récit, qui se place à la fin et qui tente de remonter la source, de voir qui est cet homme que l'on entraperçoit sur les caméras, comment il a pu disparaitre et se soustraire à leur omniprésence. Nous pressentons que quelque chose ou quelqu'un va exploser. Nous ressentons la déflagration à venir. Réelle ou symbolique, nous ne savons pas jusqu'à la fin, cela rend la lecture d'autant plus fébrile.
Mystère enfin via ces retranscriptions terrifiantes, voix polie en décalage lorsqu'on comprend qu'elle parle à un homme kidnappé, sac sur la tête, pieds et mains liés, torturé, dont on explique peu à peu la mission. Ces trois mystères sont des fils rouges qui distillent suspense et interrogations.

Un roman étonnant, foisonnant, surprenant qui ne vous laissera pas indifférent. le ton claque, les pensées sont brut de décoffrage au sens littéral du terme, comme si la langue permettait, justement, de se sortir du carcan, du cadre dans lequel la société est enfermée. Il m'est d'avis que ce livre peut partager, et comme le souligne Onee grâce à qui j'ai eu envie immédiatement de me plonger dedans, je ne peux lire trop souvent ce genre de roman, tant cela est exigeant, perturbant, marquant, mais là, cette lecture m'a réellement captivée. Elle m'a remuée, au plus profond de moi. Elle est entrée en résonance et parfois en dissonance avec mes propres perceptions sociétales. Merci infiniment Onee, ton billet est brillant et convaincant, cette lecture originale, je te la dois !! A présent j'ai besoin d'une pause poétique pour me retrouver et me soustraire.

Puissent nos marges poétiques être délicieusement salvatrices et ne jamais se refermer !

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