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Critique de Lutvic


A une époque ignorant les longues-vues et les télescopes, on regardait le soleil et les éclipses à travers un morceau de verre enfumé.
Les éblouissants « Fruits du Congo » font office d'une telle lentille à émerveillements : Alexandre Vialatte nous installe derrière la fenêtre d'un train en mouvement et nous montre défiler la vie, avec ses magnificences qui éclatent, palpitent et s'éteignent, ses couleurs vives et ses déceptions, ses grandeurs imaginées et ne cessant de rapetisser au fur et à mesure que l'adolescence s'éloigne ; des feux de Bengale qui s'abîment, comme tous les feux, sur la terre plate.
Le balancement de ce train entre une vie rêvée et un rêve vécu, entre Éros et Thanatos, nous hypnotise lourdement, nous fascine et contamine pour nous laisser soûls d'amertume et de mélancolie.

J'ai lu très lentement « Les fruits du Congo » et j'aurais voulu ne plus sortir de l'ivresse procurée par leurs alcools forts.
J'y vis des contrées fabuleuses, des processions et des rites à l'allure merveilleuse, que la vie prend soin de trahir et d'assagir, de figer et de ranger par la suite dans le tiroir à souvenirs magiques.
J'y vis, comme dans « Le Grand Meaulnes », toute une mythologie de l'adolescence, cet âge avant que la vie n'étrique les vastes champs des possibles dont il en restera tout au plus une poignée d'anecdotes carbonisées.
J'y vis deux garçons ulcérés gracieusement par le virus livresque, témoignant des pulsions bovariques et rongés par la soif de faire corps avec un fantasme.
J'y poursuivis ces deux adolescents pendant leur quinzième année, rendus siamois par un songe commun : qui aime qui à travers les yeux de l'autre ? Est-ce vraiment Fred L amoureux malheureux ou bien le narrateur-récitant qui nous transcrit l'histoire du premier, en en souffrant pareillement ?
J'y saisis, à travers leur regard, ce songe qui gangrène et nourrit l'âme en douceur, lui promettant de la brillance au milieu de la banalité, poussant le destin à s'accomplir pour tout lui reprendre.
J'y vis Dora et « la négresse » porteuse des fruits : artefacts plus réels que la réalité ; images chéries, irradiant de la légende et de l'exaltation ; des chimères constitutives et façonnant des vies ne sachant et ne voulant plus se défaire de leurs illusions originaires.
J'y aperçus l'étrangeté de la banalité et la banalité de l'étrange.
J'y suivis la rencontre des garçons, tel le baiser de la foudre, avec la Beauté – initiatrice perverse, qui se fait plaisir à rendre boiteux ses fidèles sujets, transfigurés à jamais.
J'y trouvai, dans les jeux de ces mômes, un nom à donner au hasard, à la (mal)chance, au coup de destin, à l'angoisse et au cafard : « M. Panado », un être « stupide, machinal, sordide et tatillon » (p. 404), capable « d'un tas de petites saletés mélancoliques qui feraient de la vie, si on n'aimait pas rire, une pauvre et répugnante misère » (p. 398).
J'y suivis aussi Vingtrinier, le rhétoricien tuant des mouches qui, au lieu de vivre, écrivait sa vie : et aussi insignifiant qu'il soit, le scribe-criminel dont tout le monde voudrait s'éloigner, Vialatte nous laisse comprendre qu'il gesticule, inquiétant, dans tout un chacun.
J'y trouvai des personnages comme ceux de Jacques Tati et d'Ingmar Bergman, comme sortis du manteau de Gogol et de la redingote de Flaubert, des insectes à élytres luisants, décrits minutieusement jusqu'à ce que le lecteur perde pied et glisse dans l'onirisme somptueux de ce roman baroque, composite, foisonnant de vie(s).

Roman sur la vérité (que l'on devrait écrire seulement entre guillemets, tout comme la réalité, d'après Nabokov), sur l'amitié et sur l'altérité, sur l'amour rêvé et le rêve vécu intensément, sur le soupçon d'un sentiment resté en état de pure potentialité – donc apte à façonner une psyché et toute une vie –, flamboyante variation musicale sur le thème du destin et du temps qui passe, « Les fruits du Congo » demeure un livre de l'indicible.

Un chef-d'oeuvre.
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