Citations sur Albert Camus : Fils d'Alger (11)
Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n'est pas le silence. Albert Camus
Il y croit tout en sachant confusément que la partie est perdue.
Revenir à Alger, c'est, malgré la tragédie en marche, renouer avec l'espérance, comme si ce pays et cette ville étaient porteurs de salut. Paris, la France sont des "marais" (OC, IV,1241) où il étouffe. On retrouve là les accents de Saint-Exupéry, égaré dans le tumulte illisible de la guerre. Même vocabulaire, particulièrement la récurrence du marais, glauque et pestilentiel, cloaque infâme où croupissent les traîtres, les lâches et les pervers. Camus retend depuis des années cette image du "marais", suffisamment violente pour dénoncer l'impuissance dans laquelle il se trouve.
Le désir profond et grave de reprendre racine, de n'être plus de nulle part - d'abandonner cet état d'exil dont il connait à la fois la fièvre et le désarroi intérieur.
La situation nouvelle qui sévit en Algérie le rend à ce qu'il a toujours cru et su être: un écrivain qui ne peut revendiquer ce titre que s'il incarne ses mots dans le monde, que s'il participe.
Dans son "Cahier VII", il note cependant [après la rupture avec Sartre]: "C'est la levée en masse des ténébrions. Je lis dans le Littré, TÉNÉBRION: 1. ami des ténèbres intellectuelles; 2. genre de coléoptères dont une espèce, à l'état de larve, vit dans la farine. On dit aussi blatte. Amusant." (Œuvres complètes, IV, 1131).
Il humanise les paysages, leur donnant corps et chair, comme en ce printemps où, admirant de son balcon la baie d'Alger inondée de lumière, qui offre au regard un éclat tremblé, il la compare à "une lèvre humide" ("Carnets (1939-1942)", 28). Il collectionne le monde dans ses cahiers, note tout.
Romantique à beaucoup d'égards, Camus connaît par cœur des strophes entières des Fleurs du mal et apprécie les romanciers russes, déchirés entre leur idéal et la brutalité du réel. Il n'en vit pas moins pleinement la sauvagerie et l'innocence de l'Algérie, et manifeste sa faim pour les nourritures terrestres. Tout ce que l'Algérie lui offre, joies élémentaires, petits bonheurs quotidiens, exaltation des sens, détermine en lui un art de vivre que sa jeunesse ardente pratique passionnément : sa foi en l'homme, son amour de la beauté, son goût pour l'ordre et l'harmonie humaine, enfin son souci de fraternité font de lui un petit maître à penser que ses camarades écoutent avec respect.
Tenter encore de faire avancer sa cause, qu'il croit juste, sauver de la folie meurtrière une terre à qui aura été donné le privilège de conserver quelques traces de l'éternité et qui rejoint, comme une île dérivant, le chaos. Il assiste impuissant à cette dérive mortelle, pressentant son nouvel exil. Il voit bien qu'il n'y a plus d'alternative dans cette histoire tragique, que la guerre civile et fratricide. De ses lèvres sourd le chant funèbre des poètes grecs. Les paroles d'exil de Saint Augustin et de Saint Paul le traversent comme des éclats de poudre (page 380).
De fait, le droit fil de son oeuvre tisse le même livre d'où s'échappent son "appétit de vivre", la luxuriance de la nature méditerranéenne et surtout le cœur vivant et muet de l'œuvre comme un cri bâillonné, l'amour infini pour cette mère fragile et démunie avec laquelle il partage dans l'invisible la plus grande des complicités. C'est sur ces trois points que Camus bâtit désormais sa vie : le silence de sa mère, son inépuisable soif de justice humaine et la louange de la nature (pages 210-211).