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Critique de Creisifiction


En ce mercredi 7 décembre 2022, 17h35, heure de Paris (19h35, d'après le site utc.city, au Levanidovo, dans l'oblast russe de Tver), je m'apprête à abandonner avec délectation, le temps de ces quelques digressions -«chroniques» dans mon cas!-, les paramètres usuels de géolocalisation et de synchronie temporelle, afin de pouvoir accéder à nouveau - «pour l'éternité tant que cela puisse durer», selon les mots ô combien justes du poète- à l'ubiquité et à l'achronie normalement «interdites aux vivants, aux morts et aux chiens», auxquelles l'auteur de cette injonction paradoxale nous fait pourtant accéder en toute beauté et simplicité, tout naturellement, beaucoup plus facilement en tout cas que ce que moi, très intimidé au départ, m'étais figuré -trop habitué peut-être, va savoir pourquoi, à me coucher depuis longtemps de bonne heure...
Rien, en effet, j'en suis maintenant persuadé, ne peut permettre de manière aussi rassurante et précise à un lecteur classique et/ou normalement rétif aux récits fantasy ou SF post-apocalyptiques très à la mode, tel votre serviteur, d'être convenablement introduit à l'univers «post-exotique» et absolument suis generis déployé par Antoine Volodine dans Terminus Radieux, que de passer directement à l'acte et s'attaquer à sa lecture!
Le cas échéant, assez rapidement dans l'avancement de son incursion, au moment où l'un des personnages principaux du roman, Kronauer, quitte la steppe sibérienne pour pénétrer dans la touffeur de la taïga, le lecteur verra son initiative récompensée par la voix du narrateur (quel qu'il puisse être d'ailleurs) lui indiquant à ce moment-là précisément où il se trouve : «dans un univers intermédiaire, dans quelque chose où tout existe fortement, où rien n'est illusion, mais, en même temps, on a l'inquiétante sensation d'être prisonnier à l'intérieur d'une image, et de se déplacer dans un rêve étranger, dans un bardo où l'on est soi-même étranger, ni vivant ni mort, dans un rêve sans issue et sans durée.»
Terminus Radieux s'ouvrira dès lors à son esprit en un théâtre d'ombres noir-jubilatoire, spectacle égaré dans un repli spatio-temporel à l'intérieur duquel se maintient allumé, coute que coute, «per omnia seaculo seaculorum», sur arrière-fond d'une taïga mythique ayant survécu à toutes catastrophes et grâce à un reliquat de piles atomiques toujours actives, le flambeau moribond des révolutions prolétariennes, tout comme, en état de demi-vie «sine die», ou de demi-mort «sine otium», les quelques rechapés irradiés qui continuent malgré tout d'errer sans destination précise dans un Bardo tibétain revu à l'aune du marxisme-léninisme.
Dans les décombres de l'antique kolkhoze soviétique au Levanidovo, dévasté par la catastrophe nucléaire ayant scellé l'effondrement définitif de toutes utopies égalitaristes et la victoire irrévocable des «chiens», tourne à vide, comme dans une chambre mortuaire à échos, un topos matérialiste-dialectique mêlé à des litanies post-chamanistes issues des visions hallucinées, débitées en boucle par la voix omniprésente et tonitruante de Solovieï -président du kolkhoze Terminus Radieux, Timonier omnipuissant, issu cependant d'une ancienne dissidence anarcho-trotskiste, personnage au tempérament ambigu et imprévisible doublé d'un Chaman rompu au «Grand Jeu», dans la lignée d'un Raspoutine ou d'un Gurdieff...
L'on quittera, quelques centaines de pages plus tard, à la fois sidéré et parfaitement subjugué l'immersion accomplie dans cet inclassable espace incurvé et volodinéoforme, fondamentalement transgressif vis-à-vis des codes narratifs et des genres littéraires dans lesquels nous essayons, quelquefois malgré nous, de circonscrire nos petites lectures. Bien qu'une certaine parenté pourrait légitimement être envisagée entre le «post-exotisme» dont l'auteur, ses divers personnages bardes et ses hétéronymes personnels se réclament à toute occasion, avec d'autres constellations littéraires reconnaissables (réaliste magique, SF post-apocalyptique, oulipienne, absurde, pataphysique...), le post-exotisme ne constituerait pas à la base, d'après Volodine lui-même, un «courant» littéraire nouveau, mais plutôt un «édifice» qui s'érige au fur et à mesure à partir d'un certain nombre de règles particulières de construction, qualifiées de «post-exotiques», cette dernière expression devant en outre être entendue, toujours selon l'auteur, plutôt comme «poétique» que descriptive.
Construction qu'on pourrait aussi, au moins sous certains de ses aspects, qualifier par ailleurs «d'exo-catégorique». D'un part du fait de son architecture intervallaire, placée dans une sorte d'entre-deux spatial -ici entre taïga et Bardo- («ubiquité»), et temporel -en l'occurrence entre un temps historique, l'Union Soviétique sous Staline, et un présent «mythologique» et circulaire- («achronie») ; d'autre part, du fait de l'abolition pure et simple de frontières entre des catégories contradictoires de la pensée, devenues parfaitement perméables, entre irréalité et réalité, entre inanimé et animé, ou encore entre sujet et objet de narration.
C'est ainsi que le «il» et « je» s'y confondent régulièrement ; mieux encore, un vague «nous» peut parfois faire supposer que le narrateur - qui qu'il soit en définitive, Volodine ou bien l'un de ses nombreux avatars- serait en fait un personnage (et anonyme, du coup) participant directement à l'épopée bardique, ce jusqu'à faire par moments songer, à un lecteur déjà initié sans même le savoir aux règles strictes de construction post-exotique, que tout le roman Terminus Radieux ne serait en définitive qu'un mirage de plus produit par le cerveau dérangé de Solivieï, voire l'un de ces nombreux narrats post-mortem composés par Hannko Vogoulian, sa fille, héroïne littéraire et probablement auteure alors d'un roman ayant enfin réussi à surseoir cette terrible aporie qui veut, selon Salman Rushdie, que «nous ne pouvons pas écrire l'histoire de notre propre mort, c'est là notre tragédie, d'être des histoires dont on ne peut pas connaître la fin, pas même nous, puisque nous ne sommes plus là pour l'entendre».
Toutes ces distorsions en apparence excentriques et désinvoltes de la réalité, générant lieux et époques historiques reconnaissables et en même temps indéfinissables, va-et-vient décomplexés entre des dimensions sensibles et supra-sensibles, ou encore mariages insolites entre systèmes de pensée antagonistes tels le chamanisme et le marxisme-léninisme, réussiront magistralement, grâce à la seule puissance naturelle et fluide des mots de Volodine, notamment à leur enracinement dans l'immédiatement tangible et à leur timbre particulièrement sensoriel, à faire naitre dans l'esprit du lecteur une atmosphère unique, onirique et réaliste, univers onirico-réaliste fascinant où tout devient parfaitement compatible et où absolument rien n'a l'air hasardeux ou bizarre.
«Elle n'a pu éviter les tics d'auteur. Elle ou moi peu importe. Elle n'a pu éviter de revenir, sinon régulièrement, du moins avec une certaine constance, à des scènes et à des situations fondatrices, à des images par lesquelles elle retrouvait les héros et les héroïnes qu'elle avait perdus, bien souvent nos meilleurs camarades hommes et femmes, des images d'errance dans l'espace noir ou dans le feu, des images de dialogues épuisés au pied des arbres ou au bord d'une étendue d'eau ou de goudron, des images d'amour éternelles sans retrouvailles, des images d'attente devant l'abîme, des images de steppe immense et de ciel immense.»
Foncièrement noir, oui, empêtré dans le goudron et dans les vestiges de la dégradation organique, sous un ciel obscurci par les cataclysmes et par les corbeaux, le langage chez Volodine persiste néanmoins à rendre la mort collective impensable, quitte à ce qu'individuellement, las d'espérer, l'on en vienne à souhaiter sa propre fin. Magnifique!
Evitez alors, cher camarade lectrice ou lecteur, le plus tôt possible, tout risque futur de «passer l'éternité à bailler en attendant que le monde se désagrège», ou d'attendre en vain, comme moi, et tel le camarade Mathias Boyol dans la morgue bouddhiste «Avenir pour Tous» débordant de cadavres, que quelqu'un vienne vous réciter le Bardo Thödol à l'oreille...
Embarquez-vous sans hésiter vers Terminus Radieux!
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