Ce spectre se voyait chez d’autres adultes, mon père, ma tante et mon oncle. Mais c’est chez ma mère que sa présence nous effrayait le plus.
– « Le pensionnat, chuchotait-elle dans ces moments-là. Le pensionnat. »
Je compris alors combien il est difficile de faire revivre les années, combien la vie qui les a occupées est impossible à saisir et à raconter. Je compris alors que le temps ne panse pas toutes les blessures.
La sœur sourit. Ce sourire était effrayant parce qu'il n'y avait pas de rire dans ses yeux. Ils étaient d'un bleu pâle et froid comme, comme ceux d'un husky...
Lorsque le sifflet retentissait, ils tournaient comme un seul homme. Certains tombaient sur la glace, jambes écartées, poitrines haletantes. D'autres essoufflés, s'adossaient à la bande devant moi. Leurs visages brûlaient d'enthousiasme et de joie, leur respiration rappelait l'air qu'expulsent les mustangs. Le piétinement des lames de leurs patins me rappelait les sabots sur le sol gelé. C'était ça, ce sport, ce rassemblement de frères, de proches, unis par la plénitude de l'effort, le défi et la tension, respirant l'air qui s'élevait de la surface glaciale d'une patinoire sous un sinistre soleil.
Ces gars-là n’étaient pas mesquins. Ils n’étaient pas méchants. Ils étaient seulement indifférents et c’était autrement plus douloureux. Je quittais le refuge des matchs pour marcher dans les rues de la ville dans un état proche du désespoir. Je ne vivais que pour le coup de sifflet qui annonçait le début du match.
Être quelqu’un que l’on n’est pas est souvent plus facile que de vivre sa propre vie.
C’est là que je compris que quand une chose nous manque, elle laisse un trou que seule cette chose qui nous manque peut combler.
Quand on t'arrache ton innocence, quand on dénigre ton peuple, quand la famille d'où tu viens est méprisée et que ton mode de vie et tes rituels tribaux sont décrétés comme arriérés, primitifs, sauvages, tu en arrives à te voir comme un être inférieur. C'est l'enfer sur terre, cette impression d'être indigne. C'était ce qu'ils nous infligeaient.
Les gens attribuent bien trop d'importance aux mots. Parfois, c'est mieux de rester assis, sans plus. Pour à nouveau s'habituer les uns aux autres, en quelque sorte.
Nous étions comme du bétail. C'est ainsi que nous étions traités. Nourris, abreuvés, contraints de porter notre fardeau quotidien et rentrés à l'abri pour la nuit. Quiconque s'esquivait ou se plaignait était battu devant tous les autres. C'était peut-être cela le plus grand crime : nous rendre complices en faisant de nous des témoins silencieux et impuissants.