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Critique de Lucilou


« Les Voleurs d'Innocence » est un de ces romans gothiques et vénéneux que n'auraient renié ni Mary Shelley et encore moins Emily Dickinson à laquelle Sarai Walker rend un hommage palpable. Il n'a pas été sans me rappeler « le Treizième Conte » ou certaines ambiances propres à Daphné du Maurier également…
Fleur étrange que ce roman qui sous ses airs de conte cruel, de légende macabre et vaporeuse constitue un vibrant plaidoyer féministe contre un patriarcat meurtrier et les années cinquante qui broyaient les femmes plus qu'elles ne les libéraient.
« Les Voleurs d'Innocence » chemine à rebours des contes de fées… Si Cendrillon, Blanche-Neige, Aurore et la Belle trouvaient dans le mariage l'épanouissement et la liberté, l'accomplissement et le bonheur, c'est la mort que trouvent les soeurs Chapel au moment où elles perdent leur virginité, le sang des noces devenant sang de mort…
Tout commence pourtant comme au pays des fées, par un château. le « gâteau de mariage » comme on l'appelle dans la famille est la vaste demeure gothique et inquiétante de la famille Chapel qui produit depuis des décennies les fusils du même nom. Nous sommes dans l'Illinois dans les années 1950 et les grandes dynasties nées d'un XIX°siècle industrieux ont encore pignon sur rue et vivent toujours dans ces demeures tarabiscotées à l'architecture complexe qui regorgent des souvenirs amassés par les précédentes générations. C'est à l'ombre de la demeure que grandissent les six filles de Mr. Chapel, six jeunes filles aux prénoms de fleurs qui ne voient presque pas leur père et qui ont avec leur mère, Belinda, une relation ambiguë. C'est que cette dernière, toujours vêtue de blanc et la chevelure dénouée est perturbée mentalement. D'aucuns diraient folle, ou hystérique. le terme était en vogue dans les années cinquante… Chaque jour, elle n'a de cesse de clamer que la demeure est hantée, que fantômes et esprits en ont pris possession et qu'à cela, rien d'étonnant, puisque la maison est bâtie sur le sang de ceux que les armes Chapel ont tué… Face à Belinda dont on apprend que sa mère est morte en lui donnant au monde et qu'elle n'aime guère son époux et sur qui repose une grande partie de l'ambiance gothique du roman (vous souvenez-vous de la femme de Rochester déambulant à la nuit tombée dans Jane Eyre et s'en prenant à la robe de mariée de l'héroïne ?) les six soeurs ont des réactions différentes… Les aînées la croient folles et n'écoutent pas ses malédictions, les plus jeunes l'aiment en la craignant…
Quoiqu'il en soit Aster, Rosalind, Calla, Daphné, Iris et Hazel grandissent, se construisent tant bien que mal dans le sillage de ces parents. A bien des égards, elles m'ont rappelée les soeurs Lisbon de « Virgin Suicides » et dans ces années cinquante encore si puritaines où faire carrière n'était pas une option, le mariage apparaît comme le seul destin enviable. Aster et Rosalind s'y précipitent comme elles se précipitent dans les bras de leurs prétendants.
C'est là que la tragédie s'invite, violente et inexorable…
Comme dans « Les Dix Petits Nègres », une à une et vêtue de leurs plus beaux atours, les soeurs Chapel à peine épousées meurent dans d'étranges circonstances, sans jamais écouter les malédictions de Belinda que son époux fait interner…
Seule Iris, qui un jour deviendra vieille et libre, échappera au destin qui pèse de son joug sur sa mère et ses soeurs, mais au prix de quel sacrifice…
Sarai Walker joue dans « Les Voleurs d'Innocence » avec les codes du roman gothique, de l'histoire d'épouvante et parvient à tisser une atmosphère lourde, oppressante, saturée de parfums et de fragrances, de fantômes et de terreurs. le malaise est présent, vif, à chaque page sous laquelle elle distille des questionnements féministes sous-jacents en dénonçant notamment le traitement des femmes au sein même du mariage, le viol conjugal, les tabous et de manière plus générale la méconnaissance et l'irrespect des hommes pour les femmes qui expliquaient alors tous les maux et les douleurs par le corps et la notion bien freudienne d'hystérie. Patriarcat et libération aussi sont au coeur de ce roman envoutant et inclassable qui se nimbe d'un érotisme certain au gré des fleurs peintes par Iris comme une autre Georgia O'Keeffe au moment où elle découvre sa propre sexualité…
Certes, « Les Voleurs d'Innocence » ne brille pas par sa subtilité mais il fascine et interroge, il hante en laissant planer fantômes et non-réponses, sang et mystères. C'est l'un de ses textes que l'on sent hanté lui aussi intrinsèquement, un texte qui déchire un voile qu'on voudrait oublier ou ignorer, qui dit dénonce sous couvert d'un conte cruel… mais les contes depuis toujours sont là aussi pour dire l'indicible, non ?
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