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Critique de berni_29


- Dans la famille Chapel, je demande la fille !
- Laquelle, elles sont six.
- Ah oui, c'est vrai. Hé bien, l'aînée...
- Donc celle qui se mariera la première.
- C'est une façon de voir les choses...
- Donc celle aussi qui mourra la première...
Là je ne savais plus quoi répondre, je me suis alors souvenu d'un coin paumé des États-Unis où à la fin des années cinquante, des enfants avaient inventé une comptine :
« Les soeurs Chapel :
D'abord elles sont mariées
Puis elles sont enterrées. »
Je suis entré dans l'univers des soeurs Chapel comme on entre dans un immense gâteau de mariage. Les voleurs d'innocence raconte une histoire dont la désinvolture et l'innocence des premières pages pourraient s'apparenter à un conte de fée.
Ces six jeunes filles ont des prénoms de fleurs. Venez dans le jardin, je vais vous les présenter, de l'aînée jusqu'à la cadette : Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. auraient pu connaître le bonheur ; mais la réalité a été toute autre.
Progressivement, le récit va se transformer en un conte cruel...
L'histoire se déroule sur une courte période, celle des années 1950. Pourtant le roman débute en 2017, au Nouveau-Mexique. Sylvia Wrenn une célèbre artiste plasticienne et peintre déjà âgée, - elle doit avoir près de quatre-vingt ans, reçoit un jour d'une journaliste une lettre énigmatique lui demandant de la rencontrer. Pour l'en convaincre, elle évoque ce qu'elle prétend savoir : Sylvia Wrenn ne serait autre qu'Iris Chapel, seule rescapée de l'hécatombe de cette fameuse sororie de six filles... Sylvia Wrenn ne prête pas d'intérêt à cette sollicitation. Cependant, elle se souvient...
Nous sommes dans le Connecticut, précisément à Bellflower Village, dans les années 1950. La famille Chapel est très riche. le père, Henry Chapel, est propriétaire de la célèbre entreprise Chapel Firearms, qui fabrique des armes à feu et des munitions. La famille habite une énorme bâtisse victorienne ressemblant à un gâteau de mariage. C'était déjà comme un présage. En fait, elle est un exemple parfait d'un style architectural de l'époque qu'on désignait ainsi. Et une aile entière de cette maison est dédiée aux six soeurs qui vivent dans une harmonie digne d'un jardin fleuri.
Vous voyez, c'est presque comme un conte de fée...
Ah ! Je ne vous ai pas parlé de la mère, Belinda, passionnée par la végétation et un peu étrange. C'est là que le conte de fée commence à se fissurer. Déjà que la mère déteste les roses, elle en est même allergique... On apprendra vite pourquoi... Elle semble hantée par le poids d'un passé qui l'étouffe... Mais surtout, le jour où Aster annonce ses fiançailles, alors que les cinq autres soeurs jubilent, sautent de joie, maman Belinda évoque l'idée d'une malédiction. Se marier serait pour Aster le chemin assuré vers la mort... Vous imaginez le froid...
Alors la comptine des enfants de Bellflower Village m'est revenu comme quelque chose d'entêtant et de maléfique.
Dans ce destin inexorable qui appelait chacune de ces soeurs au mariage, l'une après l'autre, comme un chemin si bien construit par avance, tout aurait pu être beau, joyeux, magique. Elles étaient destinées à des existences conformes à la norme dans des chemins attendus, tracés sans vague jusqu'à la mort. Il n'en fut rien. Bien sûr j'ironise, car c'était un chemin sans rêve, sans vraie joie aussi, sans autre alternative surtout... Une prison aux barreaux dorées. Certaines s'en réjouissaient, d'autres s'en contentaient, d'autres...
Alors j'ai vu brusquement, dans ce récit qui m'a happé dès les premières pages, quelque chose de saisissant, qui prend à la gorge et transforme le conte de fées en vision horrifique d'une certaine société.
Ici les hommes n'ont pas le beau rôle, non pas qu'ils soient des voyous, des méchants, des salauds, non c'est bien plus insidieux, ils sont peut-être eux aussi conçus et programmés pour s'engager dans ce chemin où ils auront tout simplement le beau rôle. Ils ont même parfois le privilège selon le rang qu'ils occupent de cueillir en ce jardin les plus belles fleurs...
Et dans ce roman, ces hommes sont cela, enfermés, condamnés, muselés dans une vision patriarcale, le père, les jeunes époux l'un après l'autre, les garçons d'honneur, même le médecin venant constater le drame à chaque fois...
Sarai Walker est d'un regard sans concession pour dire la condition d'une époque, une société américaine malade de son patriarcat, elle se saisit d'un procédé narratif qui l'empêche cependant d'être manichéenne, sentencieuse, donneuse de leçons et c'est ici que réside la forme éblouissante du roman...
Qui plus est, fleurs parmi les fleurs, des citations d'Emily Dickinson, Walt Whitman, Percy Bysshe Shelley... enrichissent le texte.
Ode à la sensibilité, à la grâce, à la poésie, à la peinture... l'amour entre les femmes s'ouvre brusquement un jour comme une révélation pour la narratrice qui cherche dans ce fracas morbide une faille pour s'échapper...
J'ai trouvé dans ce roman une écriture incroyablement addictive qui nous emporte dans un souffle résolument féministe. La plume de Sarai Walker est belle, fluide, fait mouche avec beaucoup d'à propos, dispose d'un pouvoir capable de prolonger l'histoire au-delà des dernières pages, comme un écho lancinant...
Les voleurs d'innocence, c'est un roman gothique, envoûtant et douloureux, qui se dévore comme un gâteau de mariage, ou même un gâteau ordinaire, tant qu'à faire, quitte à être gourmand...
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