Prodigieusement haletant ! Prodigieusement sylvestre !
« Je n'ai pas le goût du malheur et je refuse qu'il m'enseigne quoi que ce soit. Je n'ai pas besoin d'être martyrisée pour savoir que l'éternité est tangible. Mystérieuse est la lumière, et non l'obscurité ».
Immédiatement, sans crier gare, nous sommes plongés dans une course poursuite à travers une forêt de haute montagne, course éperdue d'une bête traquée fuyant le Chasseur, cet homme brutal, sordide, cruel. La jeune Thérèse, dont nous entendons le poignant monologue, a réussi à échapper à celui qui l'avait maintenue captive durant quatre longues années. Profitant du silence et de la fuite imposés par la grande Guerre en ce lieu isolé en pleine montagne, il l'a séquestrée, l'humiliant, l'affamant,
l'appelant « la Souillon »…Elle court Thérèse, elle court à perdre haleine, ses pensées aussi virevoltantes que ses pas saccadés, ne sachant pas si elle a l'once d'une chance face à son tortionnaire dont l'art du pistage est stupéfiant, sachant repérer la salive d'un sanglier sur un tronc, sentir les odeurs stagnantes dans les fougères, ne se trompant jamais sur la nature de l'animal, son chemin, ses habitudes…Effrayante cette perception des proies de la part d'un prédateur dont la passion malsaine, la manie barbare, est précisément de collectionner les proies vivantes en haut de son grenier, ayant eu besoin d'une autre proie, humaine cette fois, pour s'occuper des pauvres animaux sauvages enchainés. Thérèse fut cette proie. Sa crainte maladive que l'animal meure lui a fait élaborer un dispositif dont Thérèse est devenue le centre : les animaux sauvages nécessitent une surveillance permanente. « Il traquait la beauté à sang chaud pour la soumettre ».
« Il disait qu'aucun être ne vit sans laisser de traces. Que c'est dans la lumière que sont dissimulés les secrets, que la montagne avoue tout à qui sait déchiffrer ses rébus, fouiller dans ses plis ».
Elle fuit Thérèse, la tête pleine de pensées, soliloques pour tenir bon et retrouver son frère Jean, tant aimé, avec lequel elle a toujours eu une relation fusionnelle. La guerre les a séparés, elle va le retrouver en vallée de Valchevrière après la Forêt Feuillue, le Bois Contigu, le Plateau de Lossol…parcours sacré qu'elle se répète tel un mantra. Les phrases répétées, les pensées obsédantes qui se basculent incessamment dans sa tête oppressent le lecteur qui tourne les pages avidement pour savoir si elle va réussir à atteindre sa vallée natale, à éviter le Chasseur, à éviter les allemands qui ratissent les vallées.
Fanny Wallendorf entremêle avec brio la poésie et le roman noir, la beauté et l'oppression, l'onirisme et la mort.
« Voilà que les arbres s'étoffent avec démesure, je ne parviens pas à déloger le Chasseur de mon esprit, je le vois, petit et chauve, les membres courts, les dents tachés par le vin, avec son caractère éminemment grossier, comme on le dirait d'une forme sans nuances, je revois les lézards, les souris que je devais tuer pour nourrir l'effraie, comment me défaire de lui, il n'y avait aucune raison que je rencontre le mal, aucune, mais je l'ai rencontré ».
Sauvage et ardente, décidée mais aussi terrifiée, elle fuit à travers ses montagnes durant trois jours et trois nuits dans un paysage où les bêtes sont plus rassurantes que les hommes, où les animaux sauvages peuvent se faire prodigieux. Un paysage, un panorama qui lui rappelle qu'elle est enfin libre. Ce livre, lu d'une traite, est aussi une véritable leçon de vie.
« Un frisson me parcourt et de nouveau j'en suis certaine : la joie est pérenne. La joie demeure. C'est notre connaissance d'elle qui s'éteint. Nous nous lénifions, nous abjurons, trompés par l'opacité crasse de la nuit que répand celui qui déteste la lumière. Car la puissance de qui désire notre mort est sans bords elle aussi ».
Une leçon à méditer…oui, la joie est pérenne, merci à cette jeune auteure dont il s'agit du troisième roman, après «
L'appel » et «
Les grands chevaux », de nous le rappeler avec autant d'émotion et de poésie dans ce petit livre sylvestre. Un livre noir, certes, mais parcouru de lambeaux verts veloutés dont la beauté m'a caressée.