AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de perrinalb


Les éditions Les Belles Lettres viennent de publier une version revue et augmentée du livre de Nicolas Werth sur Les procès de Moscou.
Chaque ouvrage de ce spécialiste de l'histoire soviétique offre une double leçon : par ce qu'on y apprend sur le fond et par ce qu'on y comprend de la manière dont un historien travaille. Poser les faits, de manière aussi précise et claire que possible, en s'appuyant sur des sources diverses et rigoureusement utilisées, et proposer des perspectives d'explication.
Dans une première partie, intitulée sobrement « L'évènement », Nicolas Werth présente factuellement le déroulement des trois « grands procès de Moscou », impliquant des bolcheviks de la première heure et de vieux compagnons de Lénine, absurdement accusés de projets terroristes insensés contre les dirigeants de l'Union soviétique.
La seconde partie traite des réactions suscitées à l'étranger par cette gigantesque mystification, en France notamment, depuis le soutien sans faille du PCF au « pays le plus démocratique du monde » au malaise exprimé par Léon Blum face à des « faits que notre raison se refuse à admettre ».
La troisième partie (« Essai d'interprétation ») explore les mécanismes du stalinisme en réinscrivant la tenue des procès de Moscou dans la vague de terreur inédite qui s'abat sur l'Union soviétique après l'assassinat de Kirov, le premier secrétaire de la région de Léningrad en décembre 1934.
Les ressorts de la Grande Terreur sont résumés par un militant de base cité par Nicolas Werth : « Bien que nous vivions dans l'abondance, bien que la vie soit devenue meilleure et plus joyeuse, nous avons des queues partout, il n'y a pas de beurre, ni d'autres produits. Or ceux-ci existent : c'est donc que les saboteurs trotskystes se sont infiltrés dans nos magasins comme dans notre Parti » (p. 165-166). CQFD.
Si la collectivisation de l'agriculture et l'industrialisation du pays n'offrent pas les résultats escomptés, ce n'est pas la faute du régime, mais la preuve d'une vaste conspiration.
Sous l'égide du nouveau chef du NKVD, Iejov, des dizaines de milliers de responsables locaux du parti, de cadres industriels et de chefs de kolkhozes, sont dénoncés, arrêtés, jugés, exécutés ou condamnés à de lourdes peines de camps. Avec pour résultat une désorganisation aggravée de l'ensemble de la chaîne de production, une « confusion extrême » (p. 171) et une population soviétique en proie à la peur, « à l'incompréhension et au désarroi » (p. 189). L'immense majorité des personnes arrêtées, convaincues de l'existence réelle d'un complot, se croient victimes à titre personnel d'une « terrible erreur judiciaire » (p. 189).
Cette vaste purge a aussi une « fonction pédagogique » : renforcer la légitimité du pouvoir de Staline et le culte de la personnalité en livrant en pâture au peuple soviétique une foule de bureaucrates et de chefs locaux du parti désignés comme les responsables des difficultés de la vie quotidienne.
Nicolas Werth revient également sur la logique des aveux : « Pourquoi les accusés ont-ils donc confessé, avec un luxe inouï de détails, des crimes qu'ils n'avaient jamais commis ? » (p. 177). Il fait référence au célèbre roman d'Arthur Koestler "Le Zéro et l'infini", publié dès 1940, dans lequel le personnage principal, se résigne finalement à avouer « au nom de l'intérêt supérieur du Parti » et par « dévouement à la cause » (p. 180). L'origine des aveux, estime-t-il, est davantage à rechercher du côté des méthodes utilisées par le NKVD pour faire céder les accusés : interrogatoires ininterrompus, privation de sommeil, tortures physiques, menaces sur les membres de la famille… autant de techniques mises en oeuvre pour brouiller le jugement de chaque inculpé et le forcer progressivement à réorganiser « sa propre vision de lui-même dans la perspective de sa culpabilité » (Annie Kriegel). On retrouve ici l'ensemble des moyens de pression décrits par Artur London dans son livre L' Aveu sur le procès Slansky, organisé à Prague en 1952 et dont il fut l'un des seuls survivants.
L'ouvrage se referme sur la dernière lettre, sidérante, écrite par le principal accusé du troisième procès, Boukharine, à Staline lui-même en décembre 1937, après plusieurs mois de détention et d'interrogatoires. Boukharine ne remet absolument pas en question « la grande et audacieuse idée de purge générale » (p. 219). Il reconnaît qu'il doit « expier pour ces années durant lesquelles [il a] réellement mené un combat d'opposition contre la ligne du Parti » (p. 220) et demande sincèrement pardon à Staline (« Pardonne-moi Koba. J'écris et je pleure » p. 221), l'implorant seulement de ne pas le faire fusiller : « Si je dois mourir, je veux une dose de morphine. Je t'en supplie » (p. 223). « Tout au cours des dernières années, ajoute-t-il, j'ai suivi honnêtement et sincèrement la ligne du Parti et j'ai appris, avec mon esprit, à te respecter et à t'aimer » ; "Je me prépare intérieurement à quitter cette vie, et je ne ressens, envers vous tous, envers le Parti, envers notre Cause, rien d'autre qu'un sentiment d'immense amour sans bornes".
Comment à la lecture de ces lignes ne pas songer aux dernières phrases du roman 1984, publié par George Orwell dix ans après l'exécution de Boukharine : « Tout allait bien, tout était arrangé, la lutte était terminée. Il avait gagné contre lui-même. Il aimait Big Brother » ?
Sur la même étagère de ma bibliothèque, deux ouvrages publiés par les éditions Les Belles Lettres seront désormais rangés l'un à côté de l'autre : Les procès de Moscou de Nicolas Werth et Chroniques du temps de la guerre de Georges Orwell.
Commenter  J’apprécie          00







{* *}