La lie de la terre, Arthur Koestler
On aurait dit la réunion d'un conseil municipal de province. Ils préparaient la plus grande révolution de l'histoire humaine. Ils étaient alors une poignée d'hommes d'une espèce toute neuve : des philosophes militants. Ils connaissaient les prisons d'Europe aussi bien que des voyageurs de commerce en connaissent les hôtels. Ils rêvaient du pouvoir, leur but était d'abolir le pouvoir, de gouverner les peuples afin de les sevrer de l'habitude de se faire gouverner. Toutes leurs pensées se traduisaient en actes, et tous leurs rêves se réalisaient. Où en étaient-ils maintenant ? Leurs cerveaux, qui avaient changé le cours du monde, avaient reçu chacun sa décharge de plomb. Les uns dans le front, les autres à la nuque.
Le Parti n'a jamais tort, dit Roubachov. Toi et moi, nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres comme toi et moi. Le Parti, c'est l'incarnation de l'idée révolutionnaire dans l'Histoire. L'Histoire ne connaît ni scrupules ni hésitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. A chaque courbe de son cours elle dépose la boue qu'elle charrie et les cadavres des noyés. L'Histoire connaît son chemin. Elle ne commet pas d'erreurs. Quiconque n'a pas une foi absolue dans l'Histoire n'a pas sa place dans les rangs du Parti.
Dans cette guerre, nous combattons un mensonge total au nom d'une demie vérité.
Le désir de faire de la politique est habituellement le signe d'une sorte de désordre de la personnalité et ce sont ceux qui ambitionnent le plus ardemment le pouvoir qui devraient en être tenus le plus soigneusement à l'écart.
Son passé, c'était le Mouvement, le Parti : présent et avenir, eux aussi, appartenaient au Parti, mais son passé, c'était le Parti même. Et c'était ce passé qui était soudain remis en question. Le corps chaud et vivant du Parti lui apparaissait couvert de plaies - des plaies pustuleuses, ensanglantées. Où donc dans l'Histoire trouvait-on des saints aussi malades ? Une bonne cause avait-elle jamais été plus mal représentée ? Si le Parti incarnait la volonté dans l'Histoire, alors l'Histoire elle-même était malade.
En introduction au roman de Fred Uhlman, "L'ami retrouvé" :
"Des centaines de gros ouvrages ont été consacrés à l'époque où les cadavres étaient fondus et transformés en savon pour assurer la propreté de la race maîtresse. Mais je crois sincèrement que ce mince volume trouvera sur les rayons des bibliothèques une place durable."
L'attente est toujours une torture ; l'attente sans espoir, la pire de toutes.
Qu'est-ce que l'agonie d'un homme, comparée à l'agonie d'une ville! La mort est un phénomène biologique normal, mais quand une ville meurt, ce sont les fondements mêmes de la civilisation qui sortent de la norme.
[L'être humain] est vraiment comme une balle élastique. Reçoit-on un coup dont on croit rester en pièces, la balle s'arrondit à nouveau, et la seule trace qui vous reste du choc est tout au plus un peu de boue. Si notre conscience était la sommes de nos expériences, nous serions tous vieillards à vingt-cinq ans.
Roubachof songeait à son vieil ami et camarade Kieffer, le grand historien de la Révolution. Sur la fameuse phtographie de la table du congrès, où tous portaient la barbe et avaient de petits cercles autour de la tête comme des auréoles, il siégeait à gauche du vieux leader. Il avait collaboré avec lui dans ses travaux historiques ; il était aussi son partenaires aux échecs, et peut-être son seul ami intime. Après la mort du "vieux", Kieffer qui l'avait mieux connu que tout autre, fut chargé de rédiger sa biographie. Il y avait travaillé plus de dix ans, mais elle ne devait jamais paraître. La version officielle des événements de la Révolution avait subi de curieux changements pendant ces dix années ; il fallait réécrire les rôles qu'y avaient joués les principaux acteurs, y remanier l'échelle des valeurs ; mais le vieux Kieffer était un entêté et ne comprenait rien à la dictature du nouveau régime sous le N°1...