Duchess

Il n’avait pas vu Vincent depuis cinq ans, bien qu’il ait essayé souvent. Au début, les visites étaient rapprochées, il y allait en voiture avec Gracie King, dans la vieille Regal. Le juge avait eu une sentence dure et froide, envoyer un gamin de quinze ans dans une prison pour adultes. Le père de Star était venu à la barre, il avait parlé de Sissy, du genre de fille qu’elle était en train de devenir. Ils avaient montré des photos du drame, ses petites jambes, du sang sur une main d’enfant. Ils avaient fait témoigner le proviseur Hutch, qui avait raconté quel genre de garçon était Vincent. Le mauvais genre.

Quand ils arrivèrent devant la grille, elle le recoiffa une dernière fois et vérifia que sa chemise était bien boutonnée.
L’école de Robin était mitoyenne du collège. Duchess passait son heure de déjeuner collée au grillage à surveiller son frère. Il lui faisait coucou en souriant, elle mangeait son sandwich en le regardant.
« Sois sage, hein ?
– Ouais.
– Ne dis rien pour maman. »
Elle le serra dans ses bras, l’embrassa sur la joue et ne le quitta pas des yeux jusqu’à ce que Mlle Dolores prenne le relais. Puis elle se fraya un chemin sur le trottoir grouillant d’élèves.

uchess avait reconstitué l’essentiel de l’histoire au fil des années, d’après les bribes que Star bredouillait quand elle avait bu, et grâce aux archives de la bibliothèque de Salinas. La même bibliothèque où elle avait passé une bonne partie du printemps à travailler sur son arbre généalogique. Elle avait réussi à remonter les racines de la famille Radley assez loin, et avait lâché le livre par terre après avoir fait le lien avec un hors-la-loi du nom de Billy Blue Radley. C’était le genre de découverte dont elle était fière, un petit truc en plus pour quand elle devrait faire son exposé au tableau. Il y avait encore beaucoup de vide du côté de son père, des points d’interrogation qui lui avaient valu un échange houleux avec sa mère. Pas juste une fois, mais deux, Star s’était fait engrosser par un inconnu, laissant deux enfants qui se demanderaient toute leur vie quel sang coulait dans leurs veines. Traînée, avait-elle marmonné. Elle avait été privée de sortie pendant un mois.

« Tu es au courant pour Vincent King ? »
Duchess lui prit la main alors qu’ils traversaient Fisher.
« Pourquoi ? fit-elle. Qu’est-ce que tu sais de lui ?
– Qu’il a tué tante Sissy. Il y a trente ans. Dans les années 1970, quand les hommes avaient des moustaches et que maman était coiffée bizarrement.
– Sissy n’était pas notre tante. Pas vraiment.
– Si. Elle vous ressemblait, à toi et maman. Comme deux gouttes d’eau. »

Le voisin coupa son tuyau et s’approcha du bord de son jardin, avec une légère claudication qu’il s’efforçait péniblement de corriger. Brandon Rock. Baraqué, bronzé. Piercing dans une oreille, brushing à la Travolta, peignoir en soie. Parfois il faisait de la muscu dans son garage, porte grande ouverte, les enceintes crachant du metal à plein tube.
« Encore ta mère ? Faudrait que quelqu’un appelle les services sociaux. »
Une voix comme s’il s’était cassé le nez sans jamais le réparer. Il avait un haltère dans une main qu’il soulevait de temps en temps. Le bras droit nettement plus épais que le gauche.
Duchess se tourna vers lui.
La brise souffla. Son peignoir s’écarta.
Elle fronça le nez.
« Exhibitionnisme devant des enfants. Je devrais appeler les flics. »

« Elle t’a raconté ce qui s’était passé ? demanda Walk gentiment. Hier soir, tu sais pourquoi ? »
C’était le genre de question cruelle auquel elle n’était pas habituée venant de lui, surtout parce qu’il n’y avait jamais vraiment de réponse. Mais cette fois elle savait pourquoi il la posait, elle savait pour Vincent King et pour sa tante Sissy, qui était enterrée dans le cimetière près du bord de la falaise. Tout le monde connaissait sa tombe, derrière la palissade blanchie par le soleil, avec les bébés qui n’avaient pas vécu, les enfants fauchés par le même Dieu que celui que leurs parents priaient.
« Elle m’a rien dit. »

Ils entendirent Robin derrière eux. Duchess se leva pour le recoiffer, essuyer le dentifrice sur sa joue avec un peu de salive et vérifier son cartable, s’assurer qu’il avait bien son livre de lecture, son cahier de textes, sa bouteille d’eau.
Elle lui passa les bretelles du cartable aux épaules, il sourit et elle lui sourit en retour.
Debout côte à côte, ils regardèrent la voiture de police s’éloigner au bout de la rue, puis Duchess enlaça son frère par le cou et ils se mirent en marche.

Walk se racla la gorge.
« Ta mère… Est-ce qu’il y avait un homme…
– Il y a toujours un homme. Chaque fois que ça merde quelque part dans le monde, c’est qu’il y a un homme.
– Darke ? »
Elle resta impassible.
« Tu ne peux pas me dire ? demanda-t-il.
– Je suis une hors-la-loi.
– D’accord. »

En revenant, elle constata que Walk avait installé deux fauteuils devant la porte. Elle alla jeter un coup d’œil à son frère puis s’assit.
Walk lui proposa un chewing-gum, elle secoua la tête.
Elle voyait bien qu’il avait envie de parler, son baratin habituel sur le changement, une simple flaque d’huile sur la longue route, mais après tout serait différent.
« Tu n’as pas appelé. »
Il la dévisagea.
« Les services sociaux. Tu ne les as pas appelés.
– Je devrais. »
Il avait l’air triste, comme si c’était une faute, envers elle ou envers son devoir de flic, elle n’aurait su dire.
« Mais tu ne vas pas le faire.
– Non. »

Elle croisa une infirmière, qui lui sourit parce que la plupart l’avaient déjà vue, juste une de ces gosses qui avaient tiré les mauvaises cartes.

« Il dort ? »
Elle hocha la tête.
« J’ai pris des nouvelles de ta mère, ça va aller. »
Nouveau hochement.
« Tu peux aller te chercher quelque chose, un soda, il y a un distributeur près de…
– Je sais. »
Un bref regard dans la pièce. Son frère dormait profondément, il ne bougerait pas jusqu’à ce qu’elle le secoue.
Walk lui tendit un billet d’un dollar, qu’elle prit à contrecœur.
Elle marcha dans les couloirs, acheta un soda mais ne le but pas, elle le gardait pour Robin quand il se réveillerait. Elle apercevait l’intérieur des chambres au passage. Des bruits de naissance, de larmes et de vie. Elle vit des gens décharnés, des coquilles si vides qu’elle savait qu’ils ne s’en sortiraient pas. Des flics qui traînaient des voyous, bras tatoués et visage en sang. Ça sentait l’ivrogne, la javel, le vomi et la merde.