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Critique de Kirzy


°°° Rentrée littéraire #5 °°°

Je referme ce livre bouleversée comme je le suis rarement, avec l' impression fulgurante que ce roman n'a été écrit que pour son épilogue sublimissime, une dizaine de pages à la puissance exceptionnelle qui dégoupille le roman en une déflagration marquant profondément le lecteur, jusqu'aux larmes, des larmes de rage.

Floride, années 1960 . Elwood grandit à l'époque de l'arrêt Brown vs Board of education, rendu en 1954 par la Cour suprême, déclarant la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques. Lycéen noir brillant, il écoute religieusement les discours de Martin Luther King ; tout semble possible pour lui, l'université lui tend les bras. Ce personnage moralement immaculé à la Dickens voit son destin brisé par une erreur judiciaire : il est envoyé dans une maison de redressement, la Nickel academy où règne la terreur.

Dès le prologue, Colson Whitehead ancre sa fiction dans le réel de la ségrégation : en 2012, un chantier de promoteurs immobiliers met à jour le cimetière clandestin de la Dozier School for foys de Marianna ( Floride ),fermée un an auparavant : plus de 80 corps de pensionnaires sont trouvés , une enquête diligentée, d'anciens élèves survivant témoignent des brutalités nocturnes dont ils ont été victimes dans la pièce surnommée la Maison-Blanche où tournait un ventilateur industriel étouffant les cris des suppliciés et éclaboussant de sang les murs.

Colson Whitehead est un maître conteur. Il prend le temps de présenter les personnages principaux, en premier lieu Elwood auquel on s'attache immédiatement. Il a un don pour résumer l'essence des personnages en quelques lignes comme Spencer le bourreau, sous-directeur de la Nickel Academy ( «  son uniforme bleu nuit trahissait un caractère maniaque : chaque pli semblait assez net pour être tranchant, faisant de lui une lame ambulante » ), comme la grand-mère qui a élevé Elwood dans la dignité ( « Harriet gardait une machette sous son oreiller pour se défendre en cas de cambriolage, et Elwood n'imaginait pas que cette vieille dame puisse avoir peur de quoi que ce soit. Mais la peur était justement son carburant. ») ou encore le débrouillard Turner, l'ami rencontré à la maison de redressement ( «  semblable à un arbre tombé en travers d'une rivière, qui n'aurait jamais du être là et qui finit par donner l'impression qu'il n'a jamais été ailleurs, créant ses propres rides dans le grand courant. »)

Il choisit de mettre la violence à distance, quelques scènes seulement sur un sujet qui aurait pu en déborder, procédant par de pertinentes allusions au tragique, ce qui maintient une sorte de suspense, de menace sourde : on sent que « quelque chose » va se passer, on lit avec appréhension, on attend l'inéluctable. La construction est magistrale, procédant par de subtiles ellipses temporelles qui éludent justement cette violence latente. Et en même temps, ces sauts dans le temps, parfois sur une scène d'espoir, brise rapidement l'illusion d'un sanctuaire optimiste. Cette élasticité du temps ne s'apprécie réellement qu'une fois le roman terminé, c'est là qu'on mesure toute l'ampleur et le brillant d'une narration de moins de 300 pages.

Colson Whitehead prend le risque du murmure insistant, quitte à ce que son récit puisse à prime abord sembler assez banal. Au lieu de multiplier les scènes de violence explosive, il souligne l'ordinaire ségrégationniste. La Nickel academy est le microcosme métaphorique de l'Amérique corrumpue par son racisme , à une époque où la soumission des Noirs était institutionnalisé. C'est l'époque, nous rappelle l'auteur, où un Noir peut se faire arrêter pour « contact présomptueux » s'il ne cède pas le passage sur un trottoir à un Blanc ; où des commerçants revendent des vivres destinés aux garçons d'une école pour Noirs ; où une mère de famille fait repeindre à moindre frais la façade de sa maison par les jeunes enfermés dans une maison de correction ; où les manuels scolaires des élèves noirs sont remplis d'insultes racistes écrites par leurs anciens propriétaires blancs qui connaissaient la destination de leurs vieux manuels.

C'est avec un calme clairvoyant, sans sentimentalisme ni pathos, que ce roman dit comment la ségrégation a détruit des vies et a marqué des générations d'Afro-Américains jusqu'à modeler des réflexes de soumission pour y survivre. Mais comme dans son précédent roman, Underground railroad, les personnages lucides, ceux qui ne s'accrochent pas à l'illusion que le monde est en train de changer, doivent se révolter et fuir à travers un labyrinthe d'infinis obstacles pour, peut-être atteindre la liberté. Les extraits des discours de Martin Luther King, résolument optimistes, semblent dérisoires face à la force d'inertie qui traverse ce roman qui a l'évidence des classiques, dévastateur, essentiel, tellement contemporain pour dire cette Amérique qui échoue à affronter la pleine horreur du racisme, son péché originel dont l'héritage semble éternellement se faire sentir.

A noter que l'auteur a obtenu son deuxième Pulitzer avec ce roman, à l'instar d'un Faulkner ou d'un Updike !
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