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Critique de Woland


Woland
11 décembre 2015
ISBN : 9782070393534

Si je devais conseiller un livre de notre époque, et de surcroît un livre écrit comme il se doit, sans ponctuations bizarres, sans répétitions inutiles et sans désir fou de faire à tout prix de l'art contemporain (ou de l'art auquel on ne comprend rien ), et un livre qui se veut un hymne authentique au théâtre, c'est incontestablement "Canines" d'Anne Wiazemsky que je désignerais. Sous ses airs timides et réservés, il s'agit là d'un hommage plus ou moins réussi mais, j'insiste, absolument sincère, à l'art protégé par Thalie et Melpomène.

Un metteur en scène à la réputation tout à la fois indéniable et détestable de génie et d'excentrique, Jean Lucerne; décide de monter, pour le Festival d'Avignon, la "Penthésilée" de Kleist, elle-même adaptée par Gracq. Si Gracq a coupé pas mal, Lucerne et son dramaturge font de même mais, par sa puissance et son sujet, par sa cruauté aussi - Penthésilée, reine des Amazones, tombe amoureuse d'Achille, mais, refusant sa faiblesse, elle le tue en le lacérant et en lâchant sur lui ses chiens - la pièce telle quelle, et même en notre époque qui prétend avoir tout vu et ne s'étonner de rien, reste difficile à jouer. Déjà, quand Kleist l'avait présentée, les spectateurs avaient protesté en raison de la cruauté de la mort d'Achille (lequel héros grec n'est d'ailleurs pas mort de cette façon) que l'on voyait sur scène, la "Penthésilée" originale appartenant à une série de pièces antiques où ce genre de morts était couramment détaillée - cela cessera avec le poète latin Horace qui établira les règles de ce que l'on peut montrer et de ce que l'on ne peut pas étaler devant le public..

La pièce a pour personnages principaux Penthésilée, Achille et Prothoé, la meilleure amie de la Reine des Amazones. Deux rôles féminins magnifiques qui exigent des comédiennes à la hauteur. Pour Prothoé, Lucerne, qui est toujours amoureux d'elle bien qu'elle ait décidé d'elle-même de mettre fin à leurs relations, choisit Alexandra Balsan, un actrice plus jeune que celle incarnant Penthésilée, qui se "retient" encore, n'a pas encore suffisamment confiance en elle et connaît une vie sentimentale assez décevante - après son aventure fulgurante avec Lucerne, qui l'a marquée au fer rouge, elle s'est mise en ménage avec Adrien qui est marié et dont la femme et la fille vivent au Japon. Pendant six mois de l'année, elle ne le voit pas mais, indéniablement, tous deux s'aiment.

Penthésilée, ou plutôt la comédienne qui s'est vu attribuer le rôle, est Alma, une bonne trentaine, un solide tempérament, une beauté aussi exceptionnelle. Elle est la maîtresse actuelle de Lucerne. Est-ce par amour ? Est-ce par opportunisme ? Ce n'est jamais très net. Ajoutons en tous cas qu'Alma est bisexuelle.

Pour le rôle d'Achille, Lucerne a obtenu le concours d'un danseur anglais, David, à la beauté de dieu - ou de demi-dieu - grec et qui, lui, est homosexuel - et fidèle à son compagnon, lequel se meurt doucement.

Autour de ce noyau, gravitent diverses personnalités, le petit monde du théâtre, machinistes, habilleuses, doublures, éclairagistes, sans oublier tous ceux que le théâtre et notamment cette "Penthésilée" si décriée attire, tout cela allant et s'agitant dans la poussière des planches - car, à Avignon, c'est une vieille salle, le "Regina" - qu'on a proposée à Lucerne pour monter son oeuvre.

Inutile de spécifier, je pense, que, malgré tous les efforts de Lucerne qui, pour chacune de ses créations et alors que la première est proche, s'entend comme personne pour provoquer scandales et scènes épouvantables destinés à mettre à bas la merveille qu'il vient d'édifier, malgré les bouteilles de whisky et les verres, vides ou pleins, qu'il jettent à la volée dans toutes les directions, malgré ses invectives, ses méchancetés, sa muflerie ... "Penthésilée" est une réussite, l'"Evénement de l'Année" pour Avignon.

Tout ce côté-là est fascinant. Il n'y a pas d'autre mot.

En revanche, on a une certaine difficulté à apprécier la manière dont, de néophyte certes douée mais si peu sûre d'elle-même qu'elle ressemble parfois à une souris d'église, Alexandra devient, au long de cet apprentissage rude et aussi sanglant, ou presque, que le texte originel, une véritable comédienne, grande et flamboyante. Car c'est cela aussi qui intéresse l'auteur et c'est malheureusement la partie qu'elle a - à notre sens - plutôt mal ficelée. de plus, si l'on excepte les comédiens principaux et l'intéressant et intriguant personnage de Jérémy, homosexuel lui aussi mais très ami avec Alexandra, le reste de la troupe ne parvient ni à séduire ni à convaincre le lecteur. le revers des sentiments de Marie-Lou envers Alexandra par exemple semble peu crédible et très maladroitement expliqué. Autre personnage, creux certes mais que son vide même rendait susceptible de bien plus qu'il ne donne dans le roman, celui de Linou, une petit garce qui couche avec tout le monde, femmes et hommes et qui pourrait, de son côté, célébrer l'Opportunisme.

"Canines" - le litre vient de l'habitude qu'avait Kleist de définir sa pièce comme une pièce "canine" - n'est donc, et on peut le regretter bien qu'il ait reçu le Prix Goncourt des Lycéens 1993, qu'une semi-réussite qui banquillonne fort. Hommage remarquable au théâtre à et à la fièvre de jouer, de devenir l'"Autre" puis de redevenir "Soi", tout se concentre sur la scène et sur Penthésilée et sa tragédie. A tel point que cette "irréalité" finit par devenir pour le lecteur la seule réalité. Certes, on sait bien que, les feux de la rampe éteints, nous ne pouvons tous manquer d'éprouver un sentiment certain de nostalgie, voire de déception mais là, malgré la sincérité de l'auteur (qui fut actrice et joua notamment pour Godard ("La Chinoise") et Pasolini ("Théorème" et "Porcherie"), quelque chose fait défaut : c'est comme un écho décalé qui se fait entendre dans le lointain dont on perçoit les tous derniers appels tout au fond, dans la coulisse.

Mais l'écho de quoi ? de qui ?

Tout le problème est là.

A lire néanmoins : ne pas le faire serait non seulement passer à côté d'un livre-passion, d'un livre-qui-se-veut-quelque-chose-d'autre-même-s'il-n'a-pas-réussi mais également refuser d'admettre qu'il y a parfois de la beauté dans le semi-échec. ;o)
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