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Critique de bobfutur


1927
Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dit Witkacy, achève l'écriture de ce terrible monument de la littérature moderne. Cette notion, forcément mouvante, de modernité, possiblement galvaudée, prend ici un caractère absolu, voir effrayant.
Connu à l'époque avant tout pour ses travaux théoriques, dont celui sur la « forme pure » en arts décoratifs, ainsi que ses pièces de théâtre, il signe avec « L'Inassouvissement » un des tout premiers roman d'anticipation; mais contrairement à Zamiatine ou H.G Wells, les codes habituels de la science-fiction en sont quasiment absents. On en vient même à douter de la parenté de ce livre avec le genre de l'uchronie/dystopie… Non, s'il faut absolument classer, ceci est un roman psychologique (psychiatrique même), saturé de questionnements philosophiques, dont certains occuperont plus tard quantités d'auteurs, des existentialistes aux structuralistes.

Witkacy a une infinité de choses à nous dire, avant de se les dire à lui même, sa prose prenant souvent la forme d'une brulante logorrhée, jaillissant sans filtre sur la page. La préface du traducteur Alain van Crutgen éclaire énormément à ce sujet; on pourrait même se payer le luxe de la lire en premier… Il y explique entre autre certains excès formels de l'auteur —ses interminables transgressions parées de parenthèses — ainsi que sa créativité langagière, triturant sa langue polonaise à l'aide du français, du russe, de l'anglais ou de l'allemand, créant des mots trans-nationaux, défi de taille pour une traduction qui semble très bien s'en sortir (quel travail cela a du être…).

Witkacy a l'air d'avoir tout à fait conscience du défi qu'il propose au lecteur, sacrifiant parfois l'élégance littéraire au bénéfice de la compréhension, ponctuant certains longs passages, emmêlés jusqu'au fond du ravin, par ses propres commentaires de lecteur, respirations nécessaires à la profonde folie de son principal caractère, le jeune et tumultueux Genezyp Kapen, dit Zypcio.

Car c'est avant tout un roman d'apprentissage, s'ouvrant sur un vers du poète Tadeusz Miciński à laquelle cette oeuvre est dédiée :
« Moi, en choisissant mon destin, j'ai choisi la folie. »
Initiation ontologique, dans ce futur proche mais indéterminé, où les bolchéviques ont conquis la majorité de la Terre, leur doctrine ayant vaguement fusionné avec le fascisme, épuisant les états-nations de leur singularité, la Pologne comme rare exception, face à une Chine conquérante…
Cette toile de fond étrangement uchronique, tout comme ces batailles en deuxième partie de livre, n'ont pas en apparence de velléités de réalisme ou de prospective, bien que la fin de l'individualisme semble préoccuper sérieusement notre auteur. Elles achèvent de plonger le lecteur dans un environnement totalement dérangé, d'où naissent questions et contradictions, principalement métaphysiques et psychanalytiques. le complexe d'Oedipe, que van Crutgen place dans sa préface au centre de son interprétation, en est l'un des pivots, avec l'interrogation du matérialisme ou de la transcendance, et de l'éternel tragédie des rapports homme / femme.
Ce foisonnement de thèmes doit permettre à chaque lecteur une interprétation singulière.

Zypcio y apprend, comme par une effrayante plongée, « la monstruosité métaphysique de l'existence », dans un voyage halluciné, où la morale n'aurait plus vraiment d'existence, au pays de la chair contre celui des idées. Ce « héros » n'est pas là pour qu'on s'identifie à lui, l'auteur lui-même partageant notre exaspération pour son bouillonnement permanent, jusqu'à l'explosion; « hyper-sensible » ou « schizophrène », peu importe, il sert avant tout de détonateur à ces déchaînements d'émotions et de pensées contradictoires, que Witkacy nous cuisine inlassablement dans son volcan-chaudron.

La première partie se déroule principalement dans le château de la princesse Ticonderoga, « forteresse transformée à l'intérieur en " un dithyrambe édredonnesque et indécent comme un mandrill " en l'honneur des corps amollis et des âmes purulentes en décomposition — il n'y a pas moyen d'exprimer cela autrement ».
La deuxième et dernière partie, nous sortant de cet étouffant univers, offre une plus grande fluidité par son crescendo dans la folie.

Respiration : comme Philip K. Dick dans Ubik, Witkacy voit un futur où les drogues sont complètement intégrées à la société… Vite, une boite d'excellente mescaline de chez Merck® !
Encore une inspiration freudienne, sans doute…

Vous aurez déjà compris que cette lecture n'est pas des plus aisées, mais son étrange originalité, ses nombreux passages d'une vénéneuse beauté, permettent de s'y retrouver malgré les lambeaux de chairs putrides accrochés à vos mains.

L'inassouvissement, c'est celui qui vous pousse à regarder un autre épisode de cette géniale série dont tous vos amis parlent; c'est celui qui vous pousse à sortir inlassablement votre téléphone de l'endroit qu'il ne devrait rarement quitter; c'est celui qui vous prend à tout moment de votre vie, lorsque vous pensez encore avoir le choix; c'est celui qui éloigne des combats légitimes ceux en quête d'individualité; enfin, mais sans en voir la fin, c'est celui qui éloigne de l'Amour, filiale ou conjugal, comme seul but d'être en vie.
C'est le fait d'être en vie, dont le seul assouvissement en serait la mort.

Merci de votre attention.
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