En contemplant sa mère, Iberio sentait l’amour indéfectible dont elle le couvait, cette force qui l’envahissait sans jamais faiblir. Et il comprenait soudain que jamais une autre femme ne s’attacherait à lui de cette façon.
« La solitude effraie une âme de vingt ans », dit Célimène à Alceste dans Le misanthrope. Le vers lui revenait brusquement, une réminiscence de ces années de collège pendant lesquelles la lecture de Molière, Racine ou Corneille l’avait copieusement ennuyé. Mais à présent, quelque chose de concret le touchait. Il percevait toute l’acuité de cette observation qu’il pensait avoir oubliée depuis longtemps. Il entrevoyait ce qui faisait de ces auteurs des peintres si justes de la nature humaine.
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer, il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède », avait-il lu quelque part.
Il faisait des détours pour éviter les processions de visiteurs qui, les yeux rivés sur les tableaux, glissaient dans un lent défilé. Aux abords des salles, des agents de sécurité sommeillaient sur des chaises. Insensibles à ce qui les entourait, ils montraient un visage morne comme pour prouver qu’ils n’étaient pas là. Leurs prunelles vagues regardaient en eux-mêmes, feuilletant des pensées qui n’appartenaient qu’à eux et qui semblaient plus passionnantes que les vieux cadres dorés.
Plus Mme Chanterelle la détaillait, plus il lui semblait que se rabougrissait sa propre carcasse. Jamais, même dans sa jeunesse, elle n’avait été belle. M. Chanterelle la trouvait piquante, au temps de sa vigueur il lui en avait maintes fois donné la preuve, mais elle n’avait qu’une séduction limitée. Avec l’âge, son peu de charme avait fondu et sa silhouette était à présent osseuse. Elle n’était plus qu’une petite musaraigne d’immeuble que la prévoyance de son défunt époux avait mise à l’abri, lui offrant une existence paisible qu’elle finissait de croquer dans une douillette opulence. Seule, sans enfant, elle n’avait plus pour s’occuper que l’étude de ses congénères et scrutait leurs habitudes d’un œil impitoyable.
Toute sa vie, elle avait lutté pour lui. Il avait fallu le préserver quand il était qu'un bébé vagissant et chétif, le nourrir et le vêtir quand il avait grandi, le soigner quand il était malade et que l'argent manquait. Dans ce pays qui n'était pas le sien, elle avait dû tout apprendre et se battre pour leur faire une place. Mais aujourd'hui, enfin, il était à l'université. Il allait pouvoir obtenir ce dont elle avait toujours rêvé pour lui. Dans quelques années, son angoisse disparaîtrait, son fils aurait réussi. Peut-être, alors, pourrait-elle penser à elle.
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Ce fut aussi ce jour-là qu'Iberio réalisa qu'il n'avait aucun ami à qui partager ce qu'il venait de vivre. La seule personne en qui il avait confiance était sa mère. Mais pouvait-il lui avouer ce qui concernait Louise? S'il ne doutait pas de son soutien, il connaissait son point de vue sur l'amour:"Le sexe et les hommes, c'est toujours un problème!" dirait-elle.
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On est toujours au service de quelqu'un, m'man.
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