On s’habitue à tout, vous savez. Il y a même des moments où l’on trouve que ça manque d’intérêt : personne ne vous dit jamais rien de désagréable, on a pour ainsi dire jamais l’occasion de se fâcher… C’est une des raisons pour lesquelles je tiens à l’anonymat : pour que les réactions des gens qui m’approchent ne se trouvent pas faussées et conservent toute leur valeur…
Imaginez que vous ayez ralenti au lieu d’accélérer ! Je frémis à la pensée de ce qui aurait pu se produire ! Vous ne m’auriez évidemment pas remarqué et je passais tout bêtement, sans vous adresser la parole, poursuivant seul une promenade sans intérêt… Tandis que vous avez bondi à ma rencontre, comme si vous étiez follement impatiente de faire ma connaissance et que, maintenant, vous me regardez avec un sourire plein de sympathie et de grands yeux étonnés !
Un inconvénient aussi : la tentation des regrets. Ses désirs s’aiguisaient au côtoiement journalier de tous ces gens qui jonglaient d’une main désinvolte avec les millions. Le fait de s’installer couramment au volant de voitures telles que celle-ci lui faisait paraître plus saumâtre le grouillement du métro qu’il prenait chaque matin et chaque soir pour quitter ou regagner sa modeste chambre du Quartier latin.
Impossible d’entretenir une conversation avec un estomac ! Jamais il n’avait aussi nettement éprouvé l’exactitude du proverbe : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles. » Il est vrai que Julien avait également sommeil en d’autres circonstances : en particulier quand il n’avait plus faim, car il avait alors trop mangé.
L’obligation de gagner sa vie, d’une manière ou d’une autre, lui paraissait extrêmement ennuyeuse — en quoi il ne faisait preuve d’aucune originalité, l’immense majorité du genre humain se trouvant dans son cas.