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Critique de Isidoreinthedark


Giuliano Da Empoli est un écrivain et conseiller politique italo-suisse, auteur d'essais écrits dans sa langue natale mais également en français. « Le mage du Kremlin », écrit en français, est son premier roman. L'auteur insère habilement des personnages romanesques au sein de la réalité crue du pouvoir russe de la fin des années 90 au milieu des années 2010, marquées par la prise du pouvoir par un tsar d'un genre nouveau, un certain Vladimir Poutine.

Le personnage de Vadim Baranov, qui incarne le mage du Kremlin, est inspiré de Vladislav Sourkov, ancien conseiller de Poutine, dont la vie évoque un roman.

Le narrateur est un universitaire qui se trouve à Moscou pour travailler sur une possible réédition de « Nous », le chef d'oeuvre dystopique d'Eugène Zamiatine, ainsi que sur un documentaire consacré au génial écrivain russe du début du XXème siècle. C'est en publiant des tweets évoquant l'auteur dissident qu'il va se faire repérer par Vadim Baranov, alors tombé en disgrâce depuis plusieurs années. Ce dernier le convoque dans sa datcha pour lui narrer son histoire.

La structure du récit de Baranov m'a rappelé les romans de mon enfance. Si quelques souvenirs épars parsèment le roman, celui-ci reste fidèle à une narration linéaire classique, qui débute par l'enfance et l'entrée dans la vie d'adulte du héros, puis se concentre sur son rôle de conseiller auprès de Vladimir Poutine. le livre évite également la multiplication des points de vue en se focalisant sur le ressenti de Baranov. Ce retour à une forme de simplicité romanesque s'éloigne de la virtuosité kaléidoscopique prisée par nombreux auteurs contemporains, et offre au lecteur une expérience de lecture rafraîchissante.

L'idée-force de l'auteur est simple : profiter de la puissance narrative inégalée de la forme romanesque pour mieux nous plonger au coeur des ténèbres du pouvoir russe. En immergeant Baranov, un héros fictif bien qu'inspiré d'un personnage réel, dans la « réalité » d'une Russie contemporaine en pleine mutation, Giuliano Da Empoli, dresse un tableau au réalisme saisissant, et décrypte avec un plaisir non feint le dessous des cartes.

Le retour sur l'enfance du héros permet à l'auteur de nous dessiner les contours d'une Russie qui vit la fin de soixante-dix longues années de communisme. Il s'attarde également sur la figure tutélaire d'un grand-père amoureux de la culture qui refuse les codes du communisme tout en réussissant à éviter le goulag, et d'un père qui a choisi une carrière de fonctionnaire au service du régime. L'entrée dans l'âge adulte du héros coïncide avec ce moment d'effervescence unique qu'a représenté la chute du communisme. Tandis que la génération de ses parents est désarçonnée par la libéralisation de tout un empire, les compères de Baranov, qui n'ont pas renié leur âme slave, vivent cette période dorée, comme une bouteille de champagne qui explose au milieu d'une fête sans fin.

« Au centre, il avait la télévision. le coeur névralgique du nouveau monde qui, avec son poids magique, courbait le temps et projetait partout le reflet phosphorescent du désir ».

Après une jeunesse bohème et une histoire d'amour avortée avec la magnifique Ksenia, le héros dévient rapidement metteur en scène puis producteur d'émissions de télé-réalité. Cette notoriété aussi soudaine que fulgurante lui vaut d'être présenté à celui qui n'est encore que le chef du FSB et s'apprête à prendre la succession d'un Boris Eltsine vacillant. le très beau titre du premier roman de Giuliano Da Empoli nous laisse deviner la suite : Baranov va devenir le mage du Kremlin. Trop jeune pour jouer les éminences grises, il sera le conseiller politique atypique de Poutine et l'accompagnera dans son accession au pouvoir puis dans l'exercice de celui-ci.

Trop cultivé, trop désinvolte, trop lucide aussi, le héros ne se glissera jamais dans des habits de courtisan qui ne sont pas taillés pour lui. Cette singularité lui confère une place à part dans la cour qui entoure le nouveau tsar. Si elle constitue un avantage sur les sbires un peu tristes du pouvoir, elle pourrait également précipiter sa déchéance.

« Le mage du Kremlin » est un traité de géopolitique déguisé en roman. La forme romanesque enlevée et maitrisée à la perfection par l'auteur, lui permet d'aborder, sans avoir l'air d'y toucher, ces moments clés qui ébranlèrent le plus grand pays du monde. de la prise de pouvoir de Poutine à la crise ukrainienne, en passant par la guerre en Tchétchénie et les jeux olympiques de Sotchi, le roman parcourt la vie politique russe sur une période de vingt-cinq ans, allant du début des années 90 au milieu des années 2010.

Toute l'originalité de l'ouvrage consiste à nous proposer un point de vue que nous avons peu l'habitude d'examiner : celui des Russes. L'auteur s'affranchit de la lecture occidentale que nous connaissons tous pour nous proposer une lecture qui nous est étrangère. Ce renversement de paradigme nous permet d'ouvrir les yeux sur la manière dont les Russes appréhendèrent la chute du communisme, la fin chancelante de Boris Eltsine, la prise de pouvoir de Poutine, la guerre de Tchétchénie ainsi que d'autres événements marquants.

« Poutine est tchékiste, Vadia : de la race la plus féroce, celle qui ne fume ni ne boit. Ce sont les pires parce qu'ils cultivent les vices les plus cachés. Il mettra la Russie aux fers. »

Le double coup de génie de Giuliano Da Empoli est simple : utiliser la forme romanesque pour mieux développer son obsession pour la géopolitique et appréhender le réel du point de vue du pouvoir russe. Au travers du récit de Baranov, on suit évidemment la destinée d'un officier du FSB, patriote et austère, que l'exercice du pouvoir va enfermer dans une forme de solitude terrifiante, et qui ne trouvera bientôt plus personne pour oser discuter des certitudes trop ancrées.

« Le mage du Kremlin » nous propose de découvrir le regard « indigène » sur la géopolitique russe, au travers d'un roman au charme magnétique. Et pourtant. Comme tout magicien qui se respecte, l'auteur a peut-être dissimulé l'aspect le plus troublant de son projet romanesque. La destinée unique de Baranov nous offre aussi et surtout une plongée au coeur de l'âme russe. le refus du communisme d'un grand-père réfractaire, le courage d'un père à l'approche de la fin d'une vie servile, la beauté irradiante et le caractère impétueux de Ksenia, le détachement fataliste et la lucidité absolue qui habitent Baranov, sont autant de manières d'approcher l'essence de l'âme slave qui mêle la folie, le courage, le fatalisme, et l'amour aussi. Une âme qui pourrait sauver une civilisation qui ne s'est pas encore toute entière prosternée devant le dieu Mammon.
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