Lettres à son frère Théo

J’aime beaucoup le paysage, mais encore dix fois mieux ces études de moeurs, parfois d’effrayante vérité tels que Gavarni, Henri Monnier, Daumier, de Lemud, Henri Pille ; Th. Schuler, Ed. Morin, G. Doré (par ex. : dans son Londres), A. Lançon, de Groux, Félicien Rops, etc. les ont dessinées magistralement.
Maintenant en n’osant en aucune manière prétendre monter si haut que ceux-là, toutefois en continuant à dessiner ces types d’ouvriers, etc., j’espère bien arriver à être plus ou moins capable de travailler pour l’illustration de journaux ou de livres. Principalement lorsque je serai à même de me payer davantage de modèles, et aussi des modèles de femmes je ferai encore des progrès, je le sens et je le sais.

BRUXELLES (15 octobre 1880 - 12 avril 1881)
Bruxelles, janvier 1881.

(...) avec raison quelque critique profond a dit de James Tissot : « C’est une âme en peine ». Mais quoi qu’il en soit, il y a quelque chose de l’âme humaine là-dedans, c’est pour cette raison que c’est grand, immense, infini, (...).

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Juillet 1880.

J’ai un peu étudié certains ouvrages d’Hugo cet hiver dernier, soit. Le dernier jour d’un condamné et un très beau livre sur Shakespeare. J’ai entrepris l’étude de cet écrivain déjà depuis longtemps, cela est aussi beau que Rembrandt, – Shakespeare est à Charles Dickens ou à V. Hugo, ce que Ruysdaël est à Daubigny et Rembrandt à Millet.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Juillet 1880.

Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chefs-d’oeuvre les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans. Tel l’a écrit ou dit dans un livre et tel dans un tableau.(...) Puisque l’on sait lire, qu’on lise donc.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Juillet 1880.

Mon Dieu comme cela est beau Shakespeare. Qui est mystérieux comme lui ? Sa parole et sa manière de faire équivaut bien tel pinceau frémissant de fièvre et d’émotion. Mais il faut apprendre à lire, comme on doit apprendre à voir et apprendre à vivre.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Juillet 1880.

Tu diras peut-être : mais pourquoi n’as-tu pas continué comme on aurait voulu que tu eusses continué, par le chemin de l’université ? Je ne répondrai rien là-dessus que ceci : cela coûte trop cher ; et puis cet avenir-là n’était pas mieux que celui d’à présent sur le chemin où je suis.
Mais dans le chemin où je suis, je dois continuer – si je ne fais rien, si je n’étudie pas, si je ne cherche plus, alors je suis perdu. Alors, malheur à moi.
Voilà comme j’envisage la chose : continuer, continuer, voilà ce qui est nécessaire.
Mais quel est ton but définitif, diras-tu ? Ce but devient plus défini, se dessinera lentement et sûrement comme le croquis devient esquisse et l’esquisse tableau, au fur et à mesure qu’on travaille plus sérieusement, qu’on creuse davantage l’idée d’abord vague, la première pensée fugitive et passagère, à moins qu’elle devienne fixe.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Juillet 1880.

Au lieu donc de me laisser aller au désespoir, j’ai pris le parti de mélancolie active pour autant que j’avais la puissance d’activité, ou en d’autres termes j’ai préféré la mélancolie qui espère et qui aspire et qui cherche, à celle qui, morne et stagnante, désespère.
J’ai donc étudié plus ou moins sérieusement les livres à ma portée, tel que la Bible et la Révolution française de Michelet, et puis l’hiver dernier, Shakespeare et un peu V. Hugo et Dickens, et Beecher-Stowe et puis dernièrement Eschyle et puis plusieurs autres, moins classiques, plusieurs grands petits maîtres.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Juillet 1880.

(...) pour nommer une passion entre autres, j’ai une passion plus ou moins irrésistible pour les livres et j’ai besoin de m’instruire continuellement, d’étudier si vous voulez, tout juste comme j’ai besoin de manger mon pain. Toi, tu pourras comprendre cela.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Juillet 1880.

Je ne connais pas de meilleure définition du mot art que celle-ci : « L’art c’est l’homme ajouté à la nature », la nature, la réalité, la vérité, mais avec une signification, avec une conception, avec un caractère que l’artiste fait ressortir et auxquels il donne de l’expression, « qu’il dégage », qu’il démêle, affranchit, enlumine.
Un tableau de Mauve ou de Maris ou d’Israels dit plus et parle plus clairement que la nature elle-même.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Wasmes, juin 1879.

Au cours d’une réunion cette semaine, j’ai commenté le texte : Actes XV : 9 : Et Paul eut de nuit une vision d’un homme macédonien qui se présenta devant lui et le pria, disant : Passe en Macédoine et nous aide. Et l’on m’a écouté avec attention, quand j’ai essayé de décrire l’aspect de ce Macédonien qui avait soif des consolations de l’Evangile et de la connaissance du seul vrai Dieu. Comment nous devons-nous le représenter comme un ouvrier aux traits de douleur et de souffrance et de fatigue, sans aucune apparence de beauté mais avec une âme immortelle avide de l’aliment qui ne périt pas, notamment la parole de Dieu. Comment Jésus-Christ est le maître, qui peut fortifier, consoler et soulager un ouvrier qui a la vie dure, parce qu’il est lui-même le grand homme de douleur qui connaît nos infirmités, qui a été appelé lui-même le fils du charpentier, quoiqu’il fût le Fils de Dieu, qui a travaillé trente ans dans un humble atelier de charpentier pour accomplir la volonté de Dieu, et Dieu veut qu’en imitation du Christ l’homme mène une vie humble sur terre, en n’aspirant pas aux choses élevées, mais se pliant à l’humilité, en apprenant par l’Evangile à être doux et humble de cœur.

BORINAGE (15 novembre 1878 - 20 août 1880)
Petit-Wasmes, 26 décembre 1878.
Borinage-Hainaut.