Citations de Akli Tadjer (329)
Alors, les vendredis j'allais jusqu'à la clôture de fils barbelés et je regardais devant moi : le clocher du village qui ne sonnait plus, le ruisseau qui ne chantait plus, les corbeaux qui ne croassaient plus, les moutons qui ne bêlaient plus, même les chiens de gardes rapportés d'Allemagne étaient aphones. C'était triste. C'était à pleurer. C'était beau comme une catastrophe.
Notre premier baiser, la première fois que je l’ai vue dans la cour de sa ferme, la première fois où j’ai touché ses seins, la première fois où je lui ai dit que je l’aimais, la première fois où nous avons vu arriver un vol de cigognes. À ne penser qu’à elle, j’en oubliais de dormir.
L’amour m’a ressuscité. L’amour que me donne ma femme, l’amour que me donnent mes filles, l’amour que je leur donne. L’amour que je donne à mon pays. C’est beau l’amour de sa patrie, tu ne trouves pas, Adam ?
On m’a dit que les Allemands étaient des barbares qu’il fallait anéantir jusqu’aux derniers. Je n’avais même pas idée de ce à quoi pouvait ressembler un Allemand quand je suis parti de mon village. Si je meurs demain, pour quoi serai-je mort ?
La vérité l’obligeait à admettre que les combats seraient longs et rudes mais que nous vaincrions parce que nous étions les plus forts.
Au nom de la nation, il nous a remerciés du sacrifice que nous allions consentir pour anéantir le monstre allemand. Et pour cette dernière soirée, il nous a donné quartier libre.
Des insultes ont fusé en arabe, en kabyle, en mauvais français, parce que détruire un être humain est un grand péché dans nos religions. Après un bref aparté avec le capitaine Houscheim, le grand chef a renoncé. Nos camarades seraient enterrés au crépuscule, dans un coin du cimetière du village.
Zina, tu es en moi jusqu’au dernier repli de mon âme. C’est ainsi et je n’y peux rien. Je me demande de quoi sont faites tes journées. Et je maudis, chaque jour, les fauteurs de guerre qui nous ont arrachés l’un à l’autre. Il est temps de me séparer de toi car comme dans la chanson de l’ami Pierrot que l’on chantait sur nos chemins de chèvres, ma chandelle est morte, je n’ai plus de feu.
Pour être franc, l’Alsace qui balance d’une frontière à l’autre au gré des événements ne m’intéresse pas beaucoup, mais j’aime l’écouter se raconter. Avec sa voix qui coule comme un ruisseau de miel, ses yeux clairs et ses cheveux blancs malgré son jeune âge, il a quelque chose de M. Grandjean.
Parfois, il en faut peu pour rapprocher les hommes. L’autre soir, il avait besoin de parler. Parler pour ne rien dire d’abord, puis se laisser aller pour finir par ne parler que de soi. Au siècle dernier, sa famille était prussienne – une sorte d’Allemands d’après ce que j’ai compris –, puis ils sont devenus français à la fin de la guerre de mon père.
en la victoire est inébranlable. Nous vaincrons parce que nous, les soldats coloniaux venus des quatre coins de l’empire, nous défendrons, comme nos vaillants aînés, l’honneur de la patrie.
Les Allemands ont des bombardiers d’une redoutable efficacité, des Stuka. Rien que le nom fait frémir. Quand il pleut trop pour creuser, on réquisitionne des chevaux dans les fermes ou on use les heures à laver notre linge, à jouer aux cartes, au ballon. Certains jouent à la guerre comme des enfants.
Ce qui abîme autant que la déprime, c’est l’oisiveté, l’ennui, la lassitude. On se sent inutiles. Chaque matin, c’est la routine. Garde-à-vous, lever des couleurs, puis on tire, une paire d’heures, sur des cibles déjà criblées de centaines d’impacts de balles avec nos fusils Lebel, des vieilles pétoires d’avant le déluge, disent les plus vieux d’entre nous.
La guerre tue les rêves de jeunesse mais pas seulement, elle te mine de l’intérieur, c’est la déprime. Trouver la force de lutter contre elle pour ne pas sombrer dans la folie est une épreuve de chaque instant. Jusqu’à présent, cette force ne m’a jamais fait défaut parce que je veux vivre pour te retrouver.
On a demandé à couper du bois dans la forêt en lisière de la caserne pour alimenter la chaudière. On nous l’a interdit au prétexte que la fumée des cheminées nous signalerait à l’ennemi. On nous a juste permis d’allumer des braseros dans la cour. C’est à n’y rien comprendre, les Allemands sont à une centaine de kilomètres, derrière la ligne Maginot, cette muraille que les grands chefs à képi nous assurent infranchissables.
Il y a de tout dans ce régiment, des Marocains, des Tunisiens, des gens de chez nous et d’autres hommes venus du monde entier, des Noirs d’Afrique et des Antilles, des Indochinois, des Malgaches et des Français, une centaine pas plus, anciens repris de justice. Nous sommes tous semblables par le destin qui nous a réunis dans cette caserne triste comme une nuit sans lendemain, pourtant nous ne nous mélangeons pas. La culture, l’histoire, la langue sont autant d’obstacles qui nous sont insurmontables. Certains ne parlent que le créole ou un patois français incompréhensible, qui nous obligent à communiquer avec eux par gestes de muet.
Depuis mon arrivée en Lorraine, le ciel ne cesse de pleurer. Et ça caille ; c’est une expression d’ici pour dire qu’il fait très froid.
La France. Pour Zina, elle se résumait à Paris, sa capitale. Elle y voyait ses magasins de couture, ses coiffeurs pour dames, ses grands boulevards avec ses restaurants où l’on vous servait des plats aux noms exotiques – bœuf bourguignon, sole meunière, paupiettes de veau. Elle y voyait ses librairies et ses écrivains qui nous donnent à rêver, à voyager, à réfléchir, à espérer.
— Adam Aït Amar, donc. Tu comprends le français ? Tu sais lire, écrire ?
J’ai gardé le silence.
Il n’a pas insisté et a enchaîné en sabir. Ce langage de colon, mélange de français, d’arabe, de kabyle auquel s’ajoutait de l’espagnol, de l’italien ou du maltais, c’était selon.
Zina, ma douce épouse de quelques instants, sauras-tu me pardonner un jour de t’avoir fait croire que rien ne saurait arrêter notre amour ?
Sauras-tu me pardonner un jour de tout le mal que je t’ai fait ?
Ainsi, « akham » s’employait pour désigner aussi bien une maison, un chalet, une masure. Quand l’électricité, l’automobile, le chemin de fer, le téléphone ont pénétré nos contrées, nous n’avions pas d’équivalence pour traduire ces mots de la modernité française. Nous les avons bricolés à notre sauce. « Tricité », « taumobile », « chimin di fer », « tilifon » et d’autres mots tout aussi risibles à prononcer ont fait leur apparition dans nos conversations. Force était de constater que ce nouveau vocabulaire nous renvoyait à notre ignorance, à notre archaïsme, à notre médiocrité.
Comme elle me souriait, je suis passé de ses yeux à sa bouche. Comme elle me prenait la main, j’ai déposé d’autres baisers sur sa bouche, sur son nez, sur son cou. Comme elle était lascive, ma main s’est aventurée entre ses cuisses. Elle l’a repoussée, gentiment. Elle refusait de faire la chose à la sauvette, dans cette grotte, comme si nous étions des gens de la préhistoire. Elle voulait que nous la fassions une fois notre union célébrée par un homme de religion.