Citations de Alain Bentolila (39)
Aujourd’hui, mes étudiants français de licence de linguistique sont pour un quart environ incapables de mettre en mots leur pensée de façon cohérente et explicite.
Le simple fait de parler ne constitue absolument pas une garantie de non-violence ; les slogans simplificateurs : « substituons les mots aux coups », « des paroles contre la violence ! » ne sont que des exhortations qui nous donnent l’impression d’avoir découvert (à bon compte car les mots ne coûtent pas cher) un remède contre la violence : il est des silencieux paisibles et des bavards capables d’une cruauté inouïe.
La langue n’est pas faite pour parler à ceux que j’aime ; elle est faite, j’ose le dire, pour parler à ceux que l’on n’aime pas, pour leur dire des choses qu’ils n’aimeront sans doute pas, mais qui nous permettront peut-être de mieux vivre ensemble.
Chaque enfant, balbutiant ses premiers mots, célèbre le projet de l’homme d’imposer par le verbe sa pensée au monde.
L’heure est aujourd’hui venue de faire un choix entre une école cruelle et complaisante et une école exigeante et généreuse. Ce n’est pas tant notre rang, fort médiocre au demeurant, dans les classements internationaux qui m’inquiète ; ce qui me terrifie c’est la fragilité intellectuelle que l’école promet à certains de ses élèves.
Une « identité nationale » ne se réduit pas à l’affichage d’une uniformité de façade imposée de force par certains et respectée de mauvais gré par les autres ; car seuls la rancœur et le mépris seront au rendez-vous de cette détestable cohabitation. Pour que soit assurée pacifiquement la richesse de sa diversité, l’identité nationale doit être portée par un engagement solennel de la République : « Nul élève de notre école, quelle que soit sa croyance, quelle que soit sa culture, ne sera privé de la force de la parole, nul élève ne sera privé de la capacité de comprendre. »
La langue n'est pas faite pour parler à ceux que j'aime ; elle est faite, j'ose le dire, pour parler à ceux que l'on n'aime pas, pour leur dire des choses qu'ils n'aimeront sans doute pas, mais qui nous permettront peut-être de mieux vivre ensemble.
La solution consiste vraisemblablement à créer au sein même de l'école un lieu et un temps où l'enfant est confronté à des tâches qui se présentent à lui «comme dans la rue», c'est-à-dire des tâches que l'élève ne peut pas mettre en rapport avec une intention didactique(«le maître veut que j'utilise la leçon sur la multiplication qu'il vient de faire »,par exemple).
Tout au long de son apprentissage, un enfant doit être porté par des médiateurs bienveillants et exigeants afin que pouvoir de parole et force de pensée soient la juste récompense de ses efforts. C'est, en effet, parce qu'on lui aura donné le désir d'élargir le cercle de ceux à qui il s'adresse et celui des sujets qu'il ose questionner qu'un jeune enfant consentira des efforts pour acquérir un vocabulaire plus riche, des structures plus complexes et… une pensée plus rigoureuse. C'est donc la qualité de l'accompagnement familial qui conditionne la réussite de l'apprentissage linguistique et du développement intellectuel d'un enfant.
Sur 100 élèves en difficulté en sixième, quatre-vingt quatorze le sont encore en classe de troisième.
En se résignant à ce que l’échec scolaire soit une fatalité pour certains, ils ont détruit la légitimité de l’école et précipité les plus fragiles de nos élèves dans les bras de ceux qui tentent de transformer leurs difficultés d’apprentissage en marques identitaires, signes de reconnaissance et… incitation à l’enfermement sectaire (« cette école n’est pas faite pour toi! »). L’échec scolaire a pris ainsi une tout autre signification : l’erreur de parole, d’écriture, ou de raisonnement n’est plus le signal d’une insuffisance à surpasser, elle est devenue une marque de diversité à …respecter.
À nos enfants il faut donc apprendre à parler juste, c’est à dire avec l’audace d’affirmer son pouvoir de parole, mais aussi l’infinie considération que l’on doit à l’Autre. Il nous faut leur apprendre à lire juste, c’est à dire avec le respect que l’on doit au texte d’un autre, mais aussi la volonté d’en donner une interprétation personnelle. Il nous faut leur apprendre à écrire juste en savourant le plaisir de chacun des mots choisis, mais en ayant le souci d’un lecteur que l’on veut exigeant. Il nous faut enfin leur transmettre que ce langage, cette écriture par lesquels ils s’imposeront et s’exposeront à la fois sont les plus beaux témoignages de leur humanité.
Nous finirons, en son nom, par nous entretuer ici même dans notre France républicaine : l’insulte appelant l’insulte, la vengeance appelant la vengeance, le sang appelant le sang.
Parler, c’est accepter d’être compris différemment de ce que l’on croit, de ce que l’on souhaite.
Quels sont les enfants qui ont aujourd’hui la chance d’être portés vers l’exigence par la disponibilité attentive et ferme de leurs parents quand ceux-ci ont tant de mal à exercer sur eux-mêmes leur devoir de vigilance ?
Passer douze à quatorze ans dans les murs de l’école de la République et n’avoir même pas la possibilité de se défendre intellectuellement face au premier faux prophète venu, telle est la proposition indécente que l’on fait à 10 % des élèves. Échec scolaire, échec professionnel, échec civique, voilà ce que promet l’absence de véritable pouvoir linguistique.
Des années de scolarisation n’ont pas réussi à leur faire prendre conscience que l’école n’est pas un lieu où se conjuguent et s’affrontent des intimités débridées. Mais l’école ne peut pas non plus être une chambre froide à la porte de laquelle chacun dépose ce qui fait de lui un être singulier, riche et attachant.
Combien sont-ils ceux qui ont la chance de trouver sur le chemin de la découverte des enjeux de la langue les médiateurs bienveillants et exigeants qui sauront reconnaître l’intelligence sous les tentatives maladroites, analyser les approximations pour les transformer en conquêtes nouvelles ? Combien sont-ils ceux qui, livrés trop tôt à eux-mêmes, puis à la machine scolaire, verront leurs essais langagiers se perdre dans le silence et l’indifférence ?
Faute d'avoir acquis une bonne maîtrise du langage oral en maternelle, un élève sur dix sera, à la fin du CP, voué à identifier les mots de façon imprécise et laborieuse alors que l'on attendra de lui au début du CE1 qu'il soit capable de lire et de comprendre un texte simple d'une dizaine de lignes. Il traînera ce retard tout au long de sa scolarité.