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Citations de Alain Fleischer (43)


De cette agitation intérieure d’un organisme de petit garçon qui grandit à vue d’œil sous les coups de butoir de son palpitant, rien ne transparaissait, rien n’était perceptible, et je restais immobile, contenant tout ce tumulte en moi, figé comme un gisant, les lèvres jointes comme face à la mort, au contact des lèvres si vivantes et douces de Barbara.
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Tout l'art, toute l'histoire des images en Occident pourrait ne raconter que cela : comment déguiser, légitimer, magnifier un désir de voir et de représenter ce que la société considère comme obscène, licencieux, vil. Mais plus l'image est crue, pauvre, nue, et plus le don est précieux, plus il est total. Toutes les images de l'art ne serait qu'autant de détournements, de trafics, de travestissements, d'un désir de représentation pornographique.
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Il y aurait en quelque sorte une équation très simple : plus il y a d'art et moins il y a de pornographie [...] plus il y a de pornographie et moins il y a d'art, ce qui donne aux images de la pornographie le statut enviable de non-œuvres d'un non-art, sans prétention aucune à figurer dans aucune Bourse des valeurs esthétique et dans aucune histoire de l'art.
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Il me semblait soudain que les lois de la réalité avaient changé, comme faussées par une sorte de magnétisme inconnu qu'aurait dégagé ma Viktorie Type A de 1939, depuis qu'elle était entrée dans ma vie, ou que j'étais entré dans la sienne. J'ai aussitôt appelé le sorcier de la mécanique qui m'a confirmé qu'en tant qu'assureur de ses quatre nièces, il assumait la responsabilité des dommages dont elles étaient coupables, et que ma voiture serait réparée le lendemain. p. 72
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Sur le trottoir, Pessoa Fernando m’avait poussé à prendre le volant et à m’éloigner au plus vite en m’encourageant par ces mots, prononcés avec son charmant accent portugais : « L’ancien propriétaire est un maniaque… il était allé la chercher à l’usine, Dieu sait où… Pendant quarante ans, il n’a rien fait d’autre que la bichonner… On peut dire qu’elle est neuve comme une jeune vierge… » Et le propos avait été ponctué par un bel éclat de rire portugais. Une telle attitude et de telles paroles auraient semblé suspectes à un autre que moi, car n’y a-t-il pas tant de vendeurs d’objets d’occasion qui prétendent (même avec un accent autre que portugais : tunisien, italien ou belge par exemple): « C’est comme neuf : ça n’a jamais servi », avant qu’apparaisse sous un maquillage sommaire l’évidence d’un usage prolongé et de l’usure consécutive. J’étais bien trop aveuglé par mon plaisir, pour me sentir coupable de naïveté ou de légèreté. Et mon contentement s’était encore accru quand j’avais rejoint l’autoroute pour regagner Paris : parmi le flot des voitures appartenant à des gens sérieux, dont la personnalité se révèle et s’exprime par leur comportement au volant, j’ai eu réellement l’impression que l’auto était neuve, et qu’avec moi elle roulait à nouveau pour la première fois. Mon trajet jusqu’au stationnement près de l’immeuble où je logeais s’est passé comme dans un rêve.
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INCIPIT
"VIKTORIE Type A, 1939. Modèle rare. Mécanique parfaite. Peinture et intérieur d’origine. Première main. Historique connu. État concours. Contrôle technique OK. Aucun frais à prévoir. Part toutes distances. Prix à débattre…", tels avaient été les termes – à peu près, si je me souviens bien, car c’était il y a quelque temps – de la petite annonce parue dans les pages de vente de voitures d’occasion de l’hebdomadaire La Vie de l’auto que j’allais chercher chaque jeudi au kiosque à journaux. Je ne me doutais pas alors que, par la suite, et continuant d’aller chercher chaque jeudi l’hebdomadaire La Vie de l’auto au kiosque à journaux, par habitude comme on achète chaque jour le journal pour y lire les dernières nouvelles du monde, je penserais si souvent au titre à première vue anodin de ce canard pour passionnés d’automobiles, qui rêvent à l’acquisition d’une de ces voitures anciennes dont on peut dire en effet qu’elles ont eu une vie. C’était quelque vingt ans après la voiture à pédales en tôle rouge, le bolide de marque Euréka Super Junior, avec lequel, dans mon enfance, j’avais fait Paris-Nice (bien avant que soit complétée l’autoroute A7), à fond la caisse en simples allers-retours dans le couloir de l’appartement familial, long d’une trentaine de mètres avec, pour les demi-tours, la salle de bains à un bout, la cuisine à l’autre. À l’époque, je savais conduire avant de savoir lire, et je ne pouvais connaître le beau texte de Paul Morand Route de Paris à la Méditerranée, de 1931. Une vingtaine d’années plus tard, j’étais à la recherche de ma première automobile pour grandes personnes, sans être devenu pour autant un adulte raisonnable. À vingt-quatre ans, je terminais mes études en architecture à l’École des beaux-arts, je venais de gagner mon premier salaire en faisant des traductions techniques – aéronautique : conception d’un hydravion quadriréacteur ; travaux publics : chantier de construction d’un barrage hydroélectrique dans la vallée du Nil en Égypte ; brevets d’invention : fourchette tournante pour spaghettis, détecteur d’escargots pour cueillette après la pluie d’automne… – mieux rémunérées que les travaux sur les textes administratifs, politiques ou littéraires. Je m’étais jeté sur les annonces de voitures d’occasion, à la rubrique « petits prix » : modèles communs, déjà anciens et démodés, avec un gros kilométrage au compteur, et des pneus usés à soixante-dix pour cent. La voiture que j’avais repérée, proposée dans les termes que j’ai dits, avait été fabriquée quarante ans avant ma naissance par un petit constructeur d’Europe centrale, réquisitionné par l’occupant nazi pendant les années quarante pour produire des véhicules militaires, et qui n’avait pas survécu à la guerre. Si le modèle était qualifié de « rare », ce n’était pas du fait de son caractère exceptionnel ni de son histoire : il ne s’agissait pas d’une de ces automobiles prestigieuses, berlines fabriquées à la main pour mariages de princesses britanniques, ou décapotables de sport pour une fin tragique au cinéma, recherchées par les amateurs, et dont la cote ne cesse de grimper jusqu’à concurrencer celle d’œuvres d’art célèbres. La rareté venait du fait que la marque Viktorie n’avait pas existé longtemps, et que le modèle Type A n’ayant eu aucun succès, sa production avait été abandonnée après que seulement quelques centaines d’exemplaires furent sortis de l’usine, quelque part dans la banlieue d’Ostrava, en Bohême. L’histoire éphémère de cette marque oubliée était plutôt dissuasive pour tout acheteur sensé, mais elle n’avait pas dissuadé un être aussi peu sensé que moi dans ses passions d’enfance. C’était donc un modèle ordinaire, une « entrée de gamme », comme disent les vendeurs d’aujourd’hui, avec leur diplomatie à gros sabots, pour éviter le « bas de gamme » désobligeant à l’égard d’un client potentiel, le type de véhicules qui ne prend jamais de valeur et qui, le plus souvent, finit à la casse, y rejoignant la multitude rouillée et cabossée de ses semblables, sans que nul verse une larme. Dans un autre domaine, je suis aussi du genre à préférer un bâtard sans collier, qui ne ressemble à rien – œil au beurre noir et pelage aux couleurs de camouflage –, offert sans garantie par la SPA, à un chien de race sorti tout toiletté d’un élégant chenil, avec son pedigree aristocratique et ses certificats de vaccination.
L’annonce avait été passée par un garage de la grande banlieue parisienne – départements malfamés : 93 ou 94 ? –, pour le compte de celui qui avait mis la voiture en dépôt, le premier propriétaire et le seul, désormais trop âgé pour conduire, à qui le permis avait été retiré après qu’il eut pris cinq jours de suite le même sens interdit dont il refusait l’établissement dans sa rue à Montmartre, et qui avait dû faire emporter le véhicule par une dépanneuse, comme j’allais l’apprendre par la suite. Malgré son âge, cette Viktorie était donc une « première main », comme on dit, ce que les acquéreurs de voitures d’occasion apprécient avec la petite satisfaction de devenir le premier après celui de la première fois, une sorte de numéro 1 bis. Certains hommes, avec une vulgarité propre à notre époque et à notre société, éprouvent ce même sentiment dans le domaine des relations amoureuses – faute d’avoir été le premier, être le premier après celui de la première fois –, mais je récuse avec dégoût tout rapprochement entre le rapport d’un homme à une femme et son rapport à une automobile. L’amour des femmes ne se compare à aucun autre sentiment pour tout homme qui ne peut concevoir la vie sans elles, telle est mon intime conviction. Dans la rédaction de l’annonce, l’indication « Historique connu », qui faisait suite à « Première main », était d’ailleurs incongrue car, en général, ce qu’on entend par l’historique d’une voiture est la suite de ses propriétaires successifs, les mains entre lesquelles elle est passée, avec leurs identités anonymes ou parfois célèbres – la vulgarité masculine, propre à notre époque et à notre société, atteint son comble avec le genre de rouleur de mécaniques qui se complaît à évoquer l’historique de sa nouvelle conquête –, ainsi que le compte rendu des éventuels accidents, réparations, restaurations ou transformations qu’elle a pu subir (la voiture). Fallait-il comprendre qu’en ayant appartenu à un seul propriétaire, l’auto avait eu un destin limpide et sage ou, au contraire, une vie agitée, pleine de péripéties, mais tout cela ayant été fidèlement consigné dans un journal de bord, sorte de certificat de bonne conduite ? La mention « État concours » semblait indiquer que la voiture était susceptible de concourir. Mais à quoi ? Les concours d’élégance automobile, sortes de défilés de mode, exposent surtout l’élégance du conducteur, de sa passagère et du chien, avec une robe assortie à celle de madame, ou l’élégance de la conductrice, de son passager et du chien, avec un collier assorti aux chaussures de monsieur, tout un mode de vie dont certains font parade : très peu pour moi. Il n’y avait dans ma vie ni élégance, ni « madame », ni chien. « Contrôle technique OK » : je n’ai entendu cette expression que dans la bouche de mes camarades d’école, avec une connotation nettement grivoise, généralement associée à une allusion aux heures de vol : la vulgarité de certains hommes propre à notre époque et à notre société est déjà présente chez des jeunes gens dignes de leurs papas… « Part toutes distances » : cette indication semblait un encouragement à changer de crémerie, comme on dit, à s’élancer dans un road-movie pour aller chercher une nouvelle vie à l’autre bout du monde. Pourquoi pas, avais-je dû me dire, mais alors j’aurais plutôt pensé au fin fond de l’Amazonie et un aller simple sur une compagnie aérienne low cost eût été plus efficace. « Prix à débattre » : sur ce point, le débat serait bref et c’était simple, il fallait que le vendeur acceptât la somme dont je disposais, sans un centime de plus. Dans les termes de l’annonce, rien ne correspondait en fait à mes besoins réels, mais tout réveillait en moi un obscur désir. Mieux encore : maintenant, c’était cette auto que je voulais, celle-là et nulle autre, avec toutes les promesses de la petite annonce dont je ne savais que faire. Tels sont le mystère et la fantaisie déraisonnable d’une passion que l’on se découvre.
La voiture avait été reléguée par le garagiste au fond d’un terrain vague, livrée aux intempéries, là où elle servait de planque à des dealers du coin, à l’arrière du hall d’exposition et du hangar couvert où étaient présentés dans des conditions plus flatteuses, des véhicules plus récents, d’un meilleur rapport à la vente. D’ailleurs, alors que nous nous faufilions parmi les modèles rutilants, en évitant ne serait-ce que de les effleurer, le garagiste, récalcitrant à s’occuper de cette affaire, avait tenté de m’intéresser à une voiture « plus sérieuse », disait-il avec son accent portugais, dont le prix forcément plus élevé deviendrait abordable par obtention d’un crédit, sans compter, ajoutait-il avec son accent portugais, qu’une automobile bon marché à l’achat peut s’avérer coûteuse à l’usage.
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LE RENDEZ-VOUS

Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père se fait attendre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Mais je ne m’impatiente pas, je ne m’inquiète pas, je ne perds pas espoir, j’ai tout mon temps.
J’ai attendu pendant trente ans. Jusqu’au jour où mon tour est arrivé.
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LE GRAVIER

En effet, pendant la nuit sans sommeil qui a suivi, le regard levé vers le plafond de la cabine, quelques centimètres au­ dessus de ma tête, alors que Lisa, ma compagne, sur le petit lit au-dessous du mien, s’était laissée glisser dans la profondeur de ses rêves, je n’ai cessé d’imaginer le gravier extrait de la carrière Treul, coulant lentement au fond d’un abîme de quelque six mille mètres, au milieu de l’océan Pacifique, à plusieurs milliers de kilomètres des côtes américaines ou australiennes. Jusqu’au lever du jour, je me suis interrogé, reprenant inlassablement ma méditation : y a-t-il une quel­ conque probabilité, si infime soit-elle, pour qu’un être, lointain descendant de notre humanité, retrouve un jour ce petit caillou perdu au fond des abysses et, si les milliards de millénaires à venir font advenir une telle éventualité, la science des choses et de leur origine à laquelle une espèce lointainement issue de la nôtre serait parvenue en ces temps impensables permettra-t-elle de retrouver le parcours de cet insignifiant fragment de roche extrait d’une carrière au bord d’un fleuve jadis nommé le Danube, au cœur d’un continent qui se sera appelé l’Europe, et toute cette géographie humaine éphémère ayant été depuis longtemps effacée par l’histoire du cosmos ?
Il m’arrive souvent de penser à ce petit caillou et de me demander si, équipé comme le successeur de l’Homme pourra l’être un jour pour descendre et pour marcher au fond des océans, comme il le sera aussi pour déambuler à la surface de la planète Mars, je parviendrais à reconnaître parmi le sombre et gigantesque chaos des grandes profondeurs le petit caillou resté coincé pendant dix ans dans un cran de ma semelle, poussière d’un monde dont le destin a croisé celui d’un être humain, et qu’avec un geste d’humeur d’une légèreté coupable j’avais condamné à un oubli et à une nuit sans doute infinis.
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LE GRAVIER

Pour la première fois cet été-là, après l’épuisante dernière année de mes études à l’université, j’avais décidé, pour mes vacances, de m’éloigner des plages et des rivages de la Méditerranée, de l’Adriatique ou de la mer Noire. J’avais ressenti le besoin d’un séjour dans un climat vivifiant, et je pensais au Finistère, à la Cornouaille, à la côte Cantabrique ou à l’Algarve. À la dernière minute, une rencontre imprévue avait orienté mon choix dans une tout autre direction, le radicalisant encore : je n’irais pas passer le mois d’août au bord de la mer, fût-ce la mer du Nord, la Baltique ou l’Atlantique, mais aussi loin que possible de tout rivage, au cœur du continent, dans une région sauvage de montagnes et de forêts. En effet, entre les derniers examens et le moment de prendre mes dispositions pour le voyage, alors que je buvais un café à une terrasse du boulevard Saint- Michel, où des touristes venus des quatre coins du monde goûtaient aux plaisirs des beaux jours à Paris, j’avais rencontré Milana, qui était sur le point de repartir vers son village des Carpates Blanches. La description qu’elle m’avait faite de son pays et des décors de nature où elle avait grandi ainsi que sa sensualité, à la fois ingénue et avertie, de jeune fille de la campagne, lors de la nuit que nous avions ensuite passée ensemble, m’avaient convaincu d’aller la rejoindre, fuyant pour une fois les stations balnéaires avec leurs filles bronzées qui dansent la nuit pieds nus sur le sable d’une plage ou sur les pistes des dancings. Je m’étais bâti un programme qui correspondait à ce que dans mon enfance ma grand-mère appelait prendre un grand bol d’air, avec la perspective de longues randonnées parmi des forêts de sapins où se respire la résine à pleins poumons. J’imaginais des sentiers solitaires et escarpés, des baignades nus dans la vasque couleur émeraude d’une cascade, dans les remous joyeux d’un torrent, dans les eaux dormantes d’un étang, tout cela agrémenté d’épisodes de sexualité naturiste, de nourriture frugale et de vie édénique. J’avais découvert peu auparavant l’expérience de Monte Verità, au début du XXe siècle, sur le territoire d’Ascona dans le Tessin, dont les idéaux utopiques m’attiraient, à condition de transformer la vie communautaire, à laquelle je suis réfractaire, en duo d’une fête galante, intimiste et pastorale. La rencontre avec Milana m’offrait l’opportunité d’une telle aventure, susceptible de faire rêver quelqu’un qui, comme moi, avait passé sa vie dans la promiscuité sociale et sous le couvercle étouffant d’une grande ville. Avec une exaltation enfantine, j’avais préparé cette « expédition amoureuse », ce voyage vers Cythère, comme auraient dit les adeptes de Monte Verità, en faisant l’acquisition d’un équipement nouveau et adéquat : ni maillot, ni serviette de bain (les baignades se feraient en tenue d’Ève et d’Adam, et le séchage dans une herbe épaisse et chaude comme celle du Douanier Rousseau), ni savates pour déambuler nonchalamment sur une promenade maritime ou une rambla, ni chapeau de paille ni lunettes de soleil pour jouer aux aventuriers mystérieux dans les bars sous les tropiques, mais un sac à dos, un canif suisse, une torche électrique, des shorts, une casquette, des chaussures de marche à semelles de caoutchouc profondément crantées, tout cela acheté au Vieux Campeur, dans le quartier de la Sorbonne, dont les vitrines ont le même sérieux pour les activités physiques que celles des librairies universitaires pour les travaux intellectuels.
Le programme de ces vacances s’était déroulé comme je l’avais rêvé, et il m’a laissé un souvenir singulier : celui du dernier été de ma jeunesse. Je m’étais pleinement livré aux plaisirs simples des journées en plein air, et des nuits en montagne sous le ciel criblé d’étoiles, dans les bras d’une fille à qui les activités physiques de la journée – marche, escalade, natation, batifolage dans les prés ou sur la mousse des sous-bois – laissaient encore du désir et des forces pour se dépenser à nouveau, dans l’intimité d’une couche rustique, la nuit venue.
Le jour d’une randonnée que nous avions commencée à l’aube, nous étions arrivés affamés devant le petit super- marché d’un village, où nous comptions nous ravitailler. Nous avions trouvé l’accès provisoirement empêché par un camion qui déchargeait des sacs de graviers, que trois ouvriers répandaient sur le terre-plein, pour remédier à l’inconvénient de la boue qui se formait les jours de pluie. L’opération avait duré une demi-heure, et j’avais pu lire tout à loisir, sur les sacs entassés avant d’être vidés, l’origine des petits cailloux blancs. Je m’en souviens encore : la carrière Treul à Gunskirchen, sur les bords du Danube, en Haute-Autriche. Ayant eu l’étrange intuition que je devais garder ces noms en mémoire, j’avais appris plus tard qu’à Gunskirchen avait été établi en 1944 un camp de concentration annexe à celui de Mauthausen, où avaient été réduits à l’esclavage des milliers de Juifs hongrois : ainsi l’origine de graviers qui avaient retardé de quelques minutes notre approvisionnement, un jour de mes vacances bienheureuses dans les Carpates, m’avait ramené à la triste histoire de ma famille. Lorsque l’accès au petit supermarché avait été rétabli, Milana et moi nous nous étions précipités vers l’entrée, nous avions été les premiers à traverser le terre-plein et à enfoncer nos pas dans l’épais tapis de pierres, encore intact, avant qu’il ne fût piétiné et tassé par les clients.
Ces vacances dans les Carpates Blanches, les dernières que j’aie passées en pleine nature, se sont conclues, avec l’arrivée des premières pluies à la fin de l’été, par une mémorable cueillette d’escargots, surgis par milliers dans les prairies aux abords d’un château digne du comte Dracula, qui avaient déjà accueilli des déjeuners sur l’herbe, suivis de quelques ébats : sortes de fêtes galantes chez les scouts. Depuis, je ne suis retourné à la montagne qu’en hiver, sous la neige, au Tyrol, en Engadine ou dans les Dolomites. Dix ans après ce dernier été d’une période de ma vie, je n’avais plus fait aucun autre voyage de vacances ou de loisirs et, s’il m’arrivait d’aller loin, de découvrir des sites exceptionnels, cela avait toujours pour origine un projet de travail, une mission, une activité professionnelle.

C’est précisément dix ans après l’été dans les Carpates qu’un voyage de repérages dans des îles du Pacifique a pu prendre une allure de grandes vacances avec la promesse d’un dépaysement total, sur les traces des célèbres navigations de Jack London. Comme il s’agissait malgré tout d’explorer des territoires à la recherche d’un site idéal pour un projet de forage pétrolier, mon équipement ne pouvait être celui d’un simple vacancier qui s’apprête à se prélasser au soleil en sandales et tenue de plage. J’avais été suffisamment prévenu qu’il y aurait à naviguer sur toutes sortes d’embarcations, à faire de la route en véhicule tout-terrain et de la marche à pied à travers des territoires sans trace d’aucun chemin comme l’immense cratère du volcan Mauna Loa, dans l’archipel d’Hawaï. Préparant mes affaires pour le départ, j’ai retrouvé la paire de chaussures de randonnée aux semelles de caoutchouc profondément crantées que j’avais portée dix ans plus tôt au cours de mes excursions dans les Carpates et que j’avais laissée dormir au fond d’un placard. Cette découverte m’a semblé providentielle : les chaussures correspondaient à celles dont j’avais besoin et, détestant d’avoir à porter des souliers neufs, ces Pataugas, déjà faites à mon pied, allaient me dispenser de l’épreuve. Du coup, cette paire de chaussures dans mes bagages me rendait plus familière, plus souriante la perspective de ces explorations qui promettaient d’être rudes. J’emportais avec moi dans une expédition vers des horizons inconnus les compagnons et les témoins d’un voyage vécu dix ans plus tôt, dans une totale insouciance et dans le plus parfait bonheur, avant l’entrée dans ma véritable vie d’adulte. Depuis cette époque, mon existence avait changé en effet, et mes histoires sentimentales — mes love affairs, comme on dit en anglais —, loin d’être liées à des loisirs ou à des vacances, prenaient toujours naissance dans le cadre de mon travail, et dans mon milieu professionnel : j’étais devenu géologue, et mon petit monde était celui des chercheurs, qui passent autant de temps dans leur laboratoire que sur le terrain.
Un soir de brise tiède, à bord du Madona, un cargo mixte qui nous conduisait depuis Honolulu vers les Marquises, à travers l’océan Pacifique, à la recherche d’îlots volcaniques pour nos sondages, j’étais occupé à flirter gentiment au clair de lune, appuyé au bastingage, avec l’assistante qui m’avait été attribuée pour cette mission par la compagnie pétrolière, doctorante à l’université de Stanford, avant que nous regagnions notre inconfortable cabine et que nous retrouvions la disposition frustrante des couchettes superposées. Soudain, sur le métal du pont, la chaussure de mon pied gauche a émis un crissement désagréable, qui m’a obligé à rompre l’enlace­ ment romantique pour l’opération triviale d’inspection de la semelle, relevant ma jambe comme un maréchal-ferrant relève celle d’un cheval. J’ai découvert alors, encastré dans un cran profond du caoutchouc, un gravier blanc. Agacé, j’ai délogé sans ménagement le petit caillou malvenu et, sans peser ma décision, je l’ai jeté par-dessus bord dans le sillage que traçait le bateau, parmi les flots sombres et insondables.
Dans l’instant même où m’avait échappé mon geste spontané, j’avais compris que j’aurais à méditer sur l’histoire de ce gravier, en provenance de la carrière de Gunskirchen en Haute-Autriche, qui s’était pris dans la semelle de ma chaussure en caoutchouc profondément crantée, sur le terre-plein à l’entrée d’un supermarché dans les Carpates, au cours du dernier été de ma jeunesse.
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UN LIVRE

Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre que je lui avais prêté. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un prétexte. Ce n’était pas un de ces romans à la mode dont tout le monde parle en même temps, ni une édition ancienne, luxueuse ou rare. C’était un vieux livre oublié d’un auteur inconnu, que j’avais trouvé par hasard dans une brocante. Il était au fond d’une valise parmi divers effets, aussi bien masculins que féminins, inhabituellement mêlés. Le contenu semblait être resté tel quel au retour d’un voyage romantique. Peut-être à Venise, comme semblait l’indiquer un guide touristique. Le volume au papier jauni d’une édition à deux sous, et dont le dos se décousait, m’avait attiré par son titre et par l’illustration désuète de sa couverture : une aquarelle maladroite montrait deux adolescents tendrement enlacés dans une ruelle sombre, adossés à une palissade sous le halo d’un réverbère. Le texte en quatrième de couverture m’avait décidé à l’acheter. Je me souviens des premières lignes :
« Cette nuit-là, ma sœur devait me rapporter dans ma chambre un livre que je lui avais prêté. Nous savions l’un et l’autre que ce n’était qu’un prétexte… »
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Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père est à l’heure. Mais il est mort depuis trente ans. Je lui demande : « Comment vas-tu ? » Il me répond : « Toujours mort… Tout va bien. » Je comprends qu’être mort est un état comme un autre : comme être en vacances, ou être malade, ou être fatigué, ou être en bonne santé, ou être convalescent, ou être amoureux, ou être au chômage, ou être au travail, ou être désespéré, ou être endormi, ou être exalté, ou être serein, ou être bouleversé, ou être révolté…
Je suis assis à la terrasse d’un café où j’ai rendez-vous avec mon père. Et mon père est à l’heure. Cette ponctualité ne m’étonne pas mais je l’apprécie : je suis heureux qu’il se soit souvenu d’un rendez-vous pris il y a si longtemps, à l’époque où il était encore vivant.
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Selon vous, cette Viktorie Type A de 1939 est-elle juste une mécanique comme celle de mes montres anciennes ou celle de mes vibromasseurs, une machine qui vous fait circuler d'un point à un autre de l'espace, en gagnant du temps comme on dit, ce que l'on obtient d'ailleurs de toutes les automobiles ? Ou bien notre chère Vikie est-elle autre chose qu'une machine ? Et son rapport au temps est-il singulier ? Mes vieilles montres, mes pendules anciennes, mesurent-elles un temps ancien qui ne serait plus le nôtre lorsqu'elles nous donnent l'heure aujourd'hui, une heure qui serait en quelque sorte une heure d'autrefois, l'heure exacte mais dans un temps révolu, un temps qui n'existe plus, qui n'a jamais existé ? Et les vibromasseurs ne sont-ils pas des mécanismes à mesurer un temps qui n'est pas le même pour l'utilisatrice et pour celle qui, dans l'appartement voisin, surveille la cuisson d'un gâteau mis au four, un temps qui n'est pas le temps présent mais celui de la convulsion, du paroxysme espérés, auxquels il est supposé conduire en communication télépathique avec la libido d'une femme, et en soumission à la temporalité de l'histoire qu'elle se raconte ? Dans quel espace et dans quel temps notre Vickie nous transporte-t-elle ? Pour vous et pour le moment, l'espace et le temps de votre jeunesse, n'est-ce pas ? Je vous ai prédit que vous vivriez avec elle les aventures les plus débridées et les plus exaltantes de vos plus belles années. Avez-vous déjà connu ces expériences inoubliables ? Sachez aussi que notre Vickie a la mémoire d'autres époques, comme celle de ma jeunesse, moi qui fus son premier propriétaire : écoutez donc ce dont elle se souvient grâce à ce poste de radio. (p.153)
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Je me suis comporté avec mon auto comme quand j'étais enfant avec un jouet neuf. Je me gardais d'en jouir trop vite, je respectais une période d'attente, d'observation, de répit, selon une stratégie qui consistait à savoir me retenir pour mériter l'extase, me contentant d'abord de cette première jouissance qui est celle des prémices, de l'attente elle-même, préservant l'objet élu des risques d'un usage précipité, et lui permettant de rester neuf quelques temps encore. En cela, ce n'est pas que je m'estimais raisonnable ni prudent : cette sorte d'économie est étrangère à mon caractère. Et il me semble qu'un tel comportement a quelque chose de masochiste et de pervers qui consiste à repousser à plus tard au lieu de profiter au plus vite de la jouissance d'un bien tant désiré, en voyant passer avec délectation un temps consacré à l'attendre encore. C'est comme après la nuit de noces, quand l'époux attend plusieurs jours avant de déflorer la jeune mariée une seconde fois, qui devient la véritable première. Comme toujours, l'important, la priorité, avait été de m'assurer la propriété, de ne pas prendre le risque d'en laisser passer l'occasion, puis celui de l'inconsolable frustration qui en eût résulté. Car de voir échapper l'objet d'un désir, est pour moi comme être dépossédé de quelque chose qui m'aurait appartenu déjà, avant même que je ne m'en sois assuré la possession. (p.21-22)
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Je devine que si vous essayez de comprendre les motivations de la récidive, c’est que vous cherchez à vous connaître vous-même, récidiviste à votre manière. Mais détrompez-vous, ce n’est ni vous ni moi qui sommes récidivistes. C’est le monde qui récidive. C’est plus précisément notre monde, notre vieux monde, le seul monde : c’est l’Europe qui récidive. C’est elle qui nous oblige à récidiver, à recommencer les mêmes crimes, en réponse aux mêmes crimes. Ne désobéissez jamais à l’injonction intérieure de recommencer ce que la vie vous apporte de meilleur, quand c’est le monde autour de vous qui recommence ses turpitudes, et trouve de nouveaux prétextes pour justifier la même infamie.
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Au début, il faut deux corps pour que l’un soit appelé par le désir de l’autre, et réciproquement, désir de vie ou de mort, désir de donner la douleur ou la volupté. Je sais, je reconnais, que Dora ne désire rien de cela, qu’elle ne connaît rien : elle est à ce moment de sa vie, face à un passage obligé dont elle me voit – dont je me vois, me revois – le passeur.
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La prolongation d’une aventure restée inachevée n’est-elle pas prioritaire, obligeant à tout reconsidérer, et la cicatrice du temps ne peut-elle être rouverte pour qu’elle se referme mieux jusqu’à parvenir à s’effacer ? Mais d’un autre côté ne faut-il pas une première fois, ne faut-il pas que du nouveau et de l’inédit adviennent pour que puisse advenir une seconde fois et s’ouvrir le règne délicieux du recommencement ?
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Je devais donc réviser mon comportement de toute urgence, telle était la
leçon, telle était ma principale préoccupation, telles devenaient ma règle de conduite
et ma devise : être désormais innocent, et donc l’avoir toujours été. Ma principale
consigne était d’éviter de m’exposer en commençant par ne rien changer à mes habitudes
ordinaires, dans lesquelles mes actes extrêmes pourraient continuer de se fondre jusqu’à
s’y dissoudre à jamais. Me tenir coi, me faire oublier ou, plus précisément, continuer
de faire en sorte que personne ne pense à moi ni ne se souvienne de moi d’aucune façon
ni pour aucune raison.
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Je me réjouissais cependant
de n’avoir été ni pris, ni même soupçonné, la disparition de mes victimes étant passée
inaperçue et n’ayant suscité aucune alerte, aucune plainte, aucune enquête. Pour préserver
mon impunité, je tentais de me convaincre qu’il me suffisait désormais de changer
de conduite, de ne pas continuer, de ne pas allonger la liste, de ne pas recommencer,
de ne pas aggraver mon cas, car risque était que le moindre nouveau meurtre ne
fasse soudain découvrir les précédents et ne me désigne comme le monstre que j’étais devenu sans y prendre garde. De tout cela je
ne tirais pas la leçon que j’étais désormais un coupable, comme si la culpabilité
avait été mon état naturel, et je me persuadais qu’il fallait à tout prix rester innocent,
un présent irréprochable pouvant suffire à effacer le passé, à me blanchir, à me racheter.
Je n’éprouvais aucun repentir, à peine le remords d’avoir été trop insouciant dans
ma conduite, d’avoir manqué de sang-froid, de recul, de n’avoir pas imaginé d’alternative
au meurtre et d’avoir mal évalué mes actes.
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Je n’ai aucune idée des raisons ni
de l’histoire de ces meurtres, sortes de discrètes liquidations, et moins encore du
mode opératoire de l’assassin récidiviste que je suis devenu. Je ne me souviens ni
de violence ni de lutte, ni d’agression ni de résistance, ni de cris ni de sang, ni
d’une volonté ou d’une raison impérative de ma part. Ni de l’usage d’une arme quelconque
que j’aurais eue sous la main, par habitude ou par hasard.
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Dans le sommeil et l’inconscient, ne
nous retrouvons-nous pas prisonniers de rêves ou de cauchemars récurrents qui nous
poursuivent pour nous livrer toujours aux délices d’un même paradis ou aux supplices
d’un même enfer, et nous confronter sans relâche et sans pitié à celui que nous refusons
de voir en nous-mêmes ?
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