Citations de André Suarès (178)
Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre.
Si l'homme tourne décidément à l'automate, s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire.
Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes. La couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche et de l'imagination particulières ; tout y sera, moins l'esprit.
L'intelligence est la condition première du poète : il faut penser, pour avoir quelque chose à dire. Toutefois, avant de penser, il faut vivre. Et vivre, pour l'artiste, c'est être sensible à des émotions que les autres n'ont pas
La poésie est une éternelle jeunesse qui ranime le goût de vivre jusque dans le désespoir.
(" Temple grecs, maisons des Dieux")
L’artiste doit délivrer le monde de la douleur, même s’il ne se délivre pas de sa propre souffrance.
Toute définition est une limite .
Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un voyage.
Quoi qu'on en pense, tant vaut l'homme, tant vaut l'objet ...
Comme tout ce qui compte dans la vie, un beau voyage est une oeuvre d'art.
L'homme, le seul être qui se sente en sûreté dans la nature. Pour tous les autres, hormis les grands oiseaux de proie dans la solitude de la mer ou de l'Alpe, -- vivre, c'est avoir peur de perdre la vie. Tous les animaux meurent assassinés, guerre ou guet-apens. Quant à l'homme, faisant peau neuve de parchemin, il a mis la forêt primitive dans la cité, les mœurs, les préjugés et les lois.
Puis l'homme apprend, à son tour, qu'il est dans la nature un animal parmi les animaux. Et il lui faut perdre toute sûreté. Il a ses assassins, les infiniment petits ; et les maladies aiguës, ses grands fauves."
Tout est rêve, tout est silence.
La tête des pins est déjà dans la nuit bleue. Et sous les arbres, l'ombre est presque noire ; mais les colonnes sylvestres sont rouges encore, et leurs pieds baignent dans le sang. Tout est silence, sauf un murmure lointain, comme la respiration de l'eau, et peut-être, là-bas, dans quelque taillis mouillé, la flûte lente d'une bête nocturne.
Et par l'espace ardent, le bruissement des pins frémissait en cadence, pareil sous le vent du soir à une mer plus haute, qu'un souffle du large eût poussée sur les sables célestes. Dans le calme et la mélancolie, je m'abîmai, comme la sainte forêt, sur moi-même, retenant le feu de l'occident dans mes paupières, et me laissant bercer à la paix sans fin de· la grande harmonie.
Ravenne s'efface enfin, dans la terre où elle est ensevelie. Solitude admirable, qui réveille tous mes accords avec la nature, et dans chacun toutes les notes de la vie. Cette forêt de pins est le sanctuaire de la méditation, l'église d'une beauté divine qui se connaît et se contemple. Rien n'est plus à Dante qu'elle, et c'est Dante qui l'emplit, chantre à l'autel, prêtre sombre et magnifique. Voici la forêt du Purgatoire, aux confins du Paradis : le Purgatoire, le plus beau des poèmes, parce que le purgatoire est le plus propre à l'homme ; il contient tout, la faute et la justification, la cause et les effets, le péché qui est la fin du plaisir, et l'ardeur au salut qui purifie le désir en cendres, lieu sûr où la vie et la mort se confrontent.
Comme une église s'offre à l'homme qui prie,le livre appelle une vie qu'anime la passion de connaître, qui cherche et qui médite. (p.13)
ON PEUT DIRE QUE LE LIVRE est le seul art,peut-être, qui ait touché à la perfection dès le début. L'Incunable a on ne sait quoi d'absolu: l'accord du caractère et du format, du papier et des encres,de l'ornement et de la ligne générale, le charme et la force de la lettre,le goût infaillible qui distribue le noir et le blanc,tout ici donne le même profond plaisir à l'esprit que le temple grec,avec la même certitude. Tantôt sobre,sévère, dorique et nu; tantôt d'une grâce plus apparente, plus ornée et ionique,ce livre est toujours un temple.Les bois gravés des beaux incunables désespèrent les graveurs (...)
Tu es partout en Italie, quand tu n'y serais que l'enseigne et le dicton de l'orgueil national. Mais à Florence, chaque pierre de la vieille ville est ton os ; ces murs sont de ta chair ; les dalles et les tours, tout parle de toi ; et du Baptistère aux Colosses de Michel-Ange, presque tout ce qui est grandeur semble fait à ton image. Salut, Dante.
La Divine Comédie est la Somme du monde catholique, entre l'an mille et la Renaissance. Il fallait assurément une magnifique imagination pour muer la Somme de saint Thomas en cathédrale de poésie à trois nefs. D'ailleurs, l'intelligence de Dante, si forte soit-elle, est la moindre part de son génie. Pour les trois quarts, son poème est politique. La théologie y tient la place immense qu'elle avait dans le siècle. [...] . Ainsi le grand poème est souvent une satire enveloppée dans une oraison. Pour s'expliquer ou se défendre, on plaide contre un adversaire. Le grand orgueil blessé de Dante voyage dans les trois royaumes de la vie chrétienne : il plonge dans l'enfer des peines éternelles tous ses ennemis ; il admet au purgatoire tous ceux qu'il eût sauvés, si l'amour seul y pouvait suffire ; il élève au ciel tous ceux de sa lignée, ou qu'il tient dignes de lui. Pour damner les uns, pour sauver les autres, la théologie lui fournit toutes sortes de bonnes raisons. Au fond, elles sont toutes morales ou politiques. Dante veut qu'on pense et qu'on sente comme lui. De là, tant d'injustice, tant d'amertume et de haine féroce. Rien ne le désarme moins que la mort : il la donne et la redonne éternellement.
Dante est l'Homère de l'Italie. Tous les Italiens sont élevés dans le culte de ce poète : son poème est le rite de cette religion.
J'arrive. Et tout me déçoit. De tout ce que je cherche à Parme, ne trouvant rien, c'est à peine si je m'y retrouve.
J'erre en vain dans la chaleur sèche qui crie. Je tourne sous un soleil dur et fixe. Le jour est blanc comme l'acier. Le pavé brûle. - Où est la Chartreuse ? On me rit au nez : - Quelle Chartreuse ? On ne connaît pas de Chartreuse ; les ordres religieux sont dispersés. - Hé, il s'agit bien des moines ! Je sais que ma Chartreuse n'est point ici ; mais la Tour, où est la tour ? Il n'y a point de tour ; point de palais Contarini - Au diable ! il n'y a donc plus de Parme ? Via !
et de là-haut ( notre Dame de la Garde ) Marsiho est nue. le mistral lui arrache tous ses vêtements et la nudité révèle la splendeur de la ville .
la beauté de Marseille est faite de vie seule : elle éclate comme une grenade mûre, dans le sang de chaque grain, dans le total des couleurs et de la forme.
L'art du clown n'est ni tragique, ni comique ; il est le miroir comique de la tragédie et le miroir tragique de la comédie.
Villon, ce fils de fée, il va et vient dans les galeries. Il convoque par devers lui ce peuple des peuples : ceux qui furent et ceux qui sont, certes bien égaux et pareils dans leurs os. Là, les filles folles ; et les rois, et les reines ; et les riches, toujours avares ; et les pauvres, toujours avides ; et les magistrats qui jugent . et qui trichent portraits toujours avec le juste; et les violents qui font le mal, et les faibles qui le subissent. Et les poètes, puisqu'il en est enfin, qui sont tout, à la fois, violents et faibles, riches et pauvres, reines et rois; et même juges, quand la manie les prend.
La pudeur est le parfum de la volupté ; la satiété est l'arôme du dégoût. Et la pudeur accroît la volupté, comme la satiété l'écœure.
Alors, je croyais l'homme bon ! J'ai su, depuis, que la bonté est aussi une oeuvre, et qu'elle n'est point si naturelle à l'homme que la digue au castor. Je croyais à la joie. A quoi ne croyais-je pas ? J'avais tant de joie à tout ce qui compose la vie, que je parus douter de la vie seule. Ainsi, quand tous les moments sont d'or pur, le temps n'a plus de prix.
Mais j'ai vu que rien n'est bon que la puissance victorieuse de soi, qu'elle seule est amour, elle seule est force.
Tout ce qui me fit horreur, tout ce qui me fait mal et dégoût, je l'admets en soi-même, à présent. Ce n'est pas que je l'accepte. Mais le Destin n'a pas de plus intime confident. Je le réforme dans mon coeur ; au fond du coeur, je le broie, je le vaincs, je le fonds, je le coule. C'est là ma fatalité propre et ma mission.
Je vais vers la mort, comme tout. Et la vie est plus pleine que jamais, en moi. Je ne puis et ne veux la réduire. C'est l'âge fort. Il n'a point d'illusions, sinon celles qu'il crée.
Masaccio est le second Giotto. Il est le second héros de la peinture italienne, dans l'ordre du destin qui fait succéder la Renaissance au moyen âge. Pour qu'une époque naisse, il faut qu'une autre meure. Giotto a mis le manuscrit et ses images sur le mur. Avec Masaccio, l'enluminure est morte : la grande scène à fresque fait oublier pour jamais l'écriture, qu'elle soit chanson profane ou livre d'heures. Masaccio fait presque faire au plaisir de voir le même pas que l'imprimerie au plaisir de lire.