Cette façon d’être au monde, qui aurait pu s’avérer problématique dans nombre de sociétés organisées selon des normes d’efficacité instrumentale et technique, était chaleureusement accueillie dans le monde de la réserve. On y enseignait même la nécessité de « prendre son temps », de s’attarder dans l’ennui ou dans la contemplation des choses ; on encourageait dès le plus jeune âge les enfants à suivre le cours de leur fantaisie, à méditer et à flâner avec nostalgie ou jubilation. En bref, on voulait qu’ils prennent le temps de vivre et de ressentir, de « s’attacher aux merveilles de l’instant », comme le disait souvent Dagmar, l’éducatrice en charge des jeunes enfants. Dans la Réserve, il n’y avait pas d’autoroutes imposées au bord desquelles des êtres abandonnés et relégués regardaient filer le train des événements à pleine allure. Il n’y avait pas de tempo artificiel imposé, pas de désir d’oubli ou d’extase rapide permise par des innovations technologiques incessantes. Chacun suivait son rythme. L’accent était mis sur la relation du corps et de l’esprit face au monde, sur la temporalité de la vie vivante et sur l’importance des chemins de traverse, des vagabondages personnels pour se trouver soi-même ... et le reste avec. p.96
« Le temps du monde fini commence » Paul Valéry[1]
L‘homme occidental du XXIe siècle est en train de faire une découverte historique sans précédent. Après quatre siècles de développement scientifique visant à réaliser le projet cartésien d’une nature entièrement « maîtrisée » et « possédée », capable de satisfaire des besoins devenus illimités, il est confronté à la figure d’un « nouveau monde », celle d’un monde fini et revêche à sa propre exploitation, disposant de ressources limitées et de capacités de renouvellement réduites. Celui-ci, en effet, résiste à l’idéal d’une croissance infinie, à l’idéologie « folle » propre au siècle dernier, d’une société de consommation et de gaspillage fondée sur la production, l’accumulation et la destruction systématique et illimitée des biens.