Dans le cadre d’une masse critique Babelio, j’ai été invité à la rencontre avec Anthony Sattin, un hiver sur le Nil, et Gilbert Sinoué, La dame à la lampe. Deux égyptologues confirmés, deux visions distinctes mais complémentaires de l'Egypte. Pas l'Egypte ancienne, celle de Champollion, mais plutôt celle des hommes et des femmes qui y vivent, y travaillent, y souffrent.
Le livre de Sattin se fonde sur une idée simple, encore fallait-il y penser. D’ailleurs il le raconte dans la préface du livre.
Auteur spécialisé dans les récits de voyage, Sattin a écrit the Pharaoh’s Shadow et Young Lawrence, un portrait de Lawrence d’Arabie, jeune.
Son propos vise à démontrer, et il y parvient tout à fait, que les voyages, la découverte d’autres pays et d’autres cultures, notamment les cultures qui sont à la base de notre civilisation, ont constitué et constituent un apport indéniable à la formation des personnalités dont il raconte l’histoire.
Donc, Sattin, «sous le grand dôme de la salle de lecture de la British Library» est «(...) tombé sur une entrée laconique : «Nightingale, F., lettres d’Egypte».
Il a la surprise de se voir remettre par le bibliothécaire de service, «vingt-trois feuillets imprimés non reliés, qui ne portaient pas le nom de l’auteur (...) (écrits) au cours de l’hiver 1849-1850 et imprimés à l'époque ou Florence Nightingale était allée en Crimée.»
L’exploitation de ces documents, montre que la jeune Florence Nightingale, loin de «la vieille dame acariâtre qui passa les dernières années de sa longue existence recluse dans sa chambre à oeuvrer pour la réforme de la santé publique.(...) était une jeune femme sérieuse pour qui la spiritualité jouait un grand rôle, mais qui était aussi vive et drôle.» Elle avait connu une déception amoureuse, et se battait pour se libérer de sa famille.»
«Déterminée et indépendante c’était une femme de notre temps»
Reprenant les travaux de son ouvrage sur «les mémoires d’autres voyageurs en Egypte» Sattin y inclut « (...) les écrits du grand romancier français, Gustave Flaubert.» ; découvre que «(...) Flaubert était arrivé à Alexandrie quelques jours seulement avant Florence Nightingale(...)(en) septembre 1849.» ; et comprend «(...) qu’ils avaient pris le même bateau, le même jour, pour Le Caire.»
Ce fut un plaisir d’entendre Anthony Sattin lui-même, restituer ce moment de grâce durant lequel, peu à peu, une piste de travail prends corps et va conduire l’auteur à un ouvrage fini, prêt à être livré aux lecteurs.
Projet de livre jugé peu crédible par son éditeur, qui s'interroge sur l’intérêt d’un livre où les deux personnages principaux ne s’adresseraient jamais la parole.
Ce fut sans compter sur l'opiniâtreté de Sattin dont le propos n’était pas de faire communiquer Flaubert et Nightingale, mais de montrer comment un même pays, un même voyage, des étonnements différents mais concomitants, les ont conforté dans des choix qui feront d’eux ce que la postérité en a retenu.
Et Sattin d’insister sur le fait que son livre compte trois personnages, pas deux, Flaubert, Nightingale et l’Egypte.
«J’avais donc la possibilité d’établir un parallèle entre deux des personnalités les plus connus du XIXème siècle, engagées sur des chemins distincts mais comparables.»
«Florence Nightingale était une femme de la haute société,(...) ayant de l’expérience et beaucoup de raltions. De son côté Gustave Flaubert, parce qu’il était un homme, jouissait de la liberté qui manquait tnat à Florence Nightingale.»
C’est à leur retour de ce voyage en Egypte que Florence devait aller en Crimée, et Gustave Flaubert se lancer dans l’écriture de Madame Bovary qui, «(...) ferait de lui l’un des écrivains les plus connus de tous les temps.»
Livre enthousiasmant, rempli de secrets, documenté, précis, et agréable à lire à la fois. La traduction de Florence Hertz n’y est pas étrangère.
Avant le voyage en Egypte, une première étape dans la quête spirituelle de Florence Nightingale, sa rencontre avec Laure de Sainte Colombe, une religieuse en charge de l'orphelinat du Sacré-Coeur qui lui suggère de faire une retraite au couvent.
«Pendant la retraite, Florence parla à la religieuse de l’appel qu’elle avait reçu de dieu et du combat qu’elle livrait depuis douze ans à sa famille.»
«Florence était au bord du désespoir, : «Je ne peux plus continuer à attendre que ma situation change !»
Flaubert, lui, est encore un écrivain en devenir et rêve à son conte oriental, « il voulait frapper les esprits en publiant une première oeuvre si magistrale qu’elle ferait l’effet d’un coup de tonnerre.»
Il écrira la Tentation de Saint Antoine, s’y consacrant les jours et les nuits, à Croiset, jusqu’à en rompre avec Louise Colet, sa maîtresse, qui demeure à Paris, et avec laquelle il n’échange plus que des lettres...
Ses «amis» du moment, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet s'inquiètent pour sa santé, inquiétude partagée avec la mère de Flaubert : « on m'affirme qu’il est indispensable que Gustave passe deux années dans les pays chauds (...) mais il n’y a d’autres pays chauds que l’Egypte, la Nubie et la Palestine.»
Du Camp obtient une mission du ministère de l’Instruction Publique, l est chargé de photographier les monuments égyptiens.
Le 13 septembre 1849 :
Flaubert a terminé la rédaction de La tentation de Saint Antoine
Florence Nigthtingale est autorisé par ses parents à partir pour l’Egypte
Le verdict de Du Camp et Bouilhet sur l’oeuvre de Flaubert tombe : «Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler.»
«On comprend que Flaubert ait été empêché de trouver le sommeil, tandis que son ami Maxime et Sassetti dormaient sur le pont du Marchioness of Breadalbane, et que Florence grattait ses piqures de puces en regardant la lune par le hublot au pont inférieur. «Oublie le travail ! Amuse-toi ! Vois tout ce que tu pourras !»
Dès lors, le récit s’appuie sur les impressions, les carnets et les lettres tantôt de Gustave, tantôt de Florence. Impressions :
Flaubert :
«Tout le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou, est ici très jeune, très vrai, très charmant.»
De son passage dans les bordels du Caire :
«La femme musulmane est barricadée - les pantalons noués et sans ouverture empêchent tout badinage de la main.»
«C’est ici qu’on s’entend en contrastes, des choses splendides reluisent dans la poussière.»
De l’Egypte :
«Tout se heurte et s’embrouille dans mon cerveau malade.»
«C’est comme si l’on vous jetait tout endormi au beau milieu d’une symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent. Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous saisissez l’ensemble.»
Il devient sage :
«A force de parcourir tant de ruines, on ne pense pas à se dresser des bicoques ; toute cette vieille poussière vous rend indifférent de renommée.»
Nightingale :
Au Musée du Docteur Abott
«Je voudrais tellement comprendre ce papyrus funéraire.»
Sur le bateau
Lorsqu’elle demande à quelle heure ils arriveront à destination :
«Quand Dieu Voudra...» répond le raïs.
«Ainsi, nous avons une cuisine, un office, un garde-manger, une réserve, un cellier, un fruitier, le tout dans un mouchoir de poche.»
«Je meurs d’envie de me promener dans le désert seule, d’aller fouiner dans les villages, de courir partout, et de faire des rencontres où bon me semble.»
A Assiout :
«Une ville que les animaux auraient pu construire quand ils régnaient sur la terre.»
Anthony Sattin souligne les nombreuses coïncidences, ces habitants du désert qui leur montrent l'empreinte d’une chaussure laissée par une anglaise...
Les horaires de bateaux et bien d'autres que je vous laisse découvrir...
Mais il ne force jamais le trait, se contentant simplement de mettre en avant la probabilité d’une rencontre.
Un point du livre a retenu mon attention. Lorsque Florence songe avec regret à Richard Milnes et au mariage auquel elle avait renoncé, elle dit : «Je sais que si je devais le revoir (...) cette idée me remplit de confusion. Je sais que depuis que je l’ai refusé, pas un seul jour ne s’est écoulé sans que je pense à lui, et que la vie est bien triste sans ce soutien.»
Cette lucidité dans l’analyse du choix qu’elle a fait, du sacrifice qu’elle s’impose la fait apparaître comme un contrepoint d’Emma Bovary, empêtré dans son mariage désastreux. Il m’a semblé que cette piste aurait pu être développée.
Anthony Sattin, lorsque je lui ai posé cette question, a évoqué l’écriture d’un volume 2, non sans sourire.
Laissons la conclusion à
Flaubert :
«Ce que j’aime au contraire dans l’Orient, c’est cette grandeur qui s’ignore, et cette harmonie des choses disparates.»
Nightingale
«On se demande comment les gens peuvent aller en Egypte et rentrer chez eux sans rien changer à leur vie.»
Un livre à l’image de l’Egypte, envoutant, tout en nuances et subtilités.
A lire.
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