Arlie Russell Hochschild

"Politiques de l'amour"



Ce n'est pas "mon" titre, c'est un emprunt..

À Patrick Boucheron, encore..

Une fois de plus, parce que c'est de son cours actuel, ainsi nommé, que je tire la lecture de cette passionnante étude sociologique

(Consultez-les, vraiment.. en particulier les premiers de cette année sont de très réjouissantes entrées en matière ; surtout si vous êtes déjà sensibles à la verve quasi lyrique de l'orateur)



Mais l'emprunt n'est pas complétement gratuit, il se justifie suffisamment à la lecture d'Arlie Russell Hochschild

Au début des années 80, la sociologue découvrait un terrain de recherche relativement peu exploité dans sa discipline et nommait ce qu'il serait rassurant d'ignorer, à savoir : "le travail émotionnel"



Et cela va parfois très loin...

On le comprend en lisant, dans la postface rédigée pour le vingtième anniversaire de la sortie du livre, l'annonce postée par un millionnaire timide à la recherche d'une "assistante personnelle"..

Celui-ci se propose, tout simplement, d'acheter le travail émotionnel d'une femme correspondant au stéréotype maternant et sensuel qui met tout le monde d'accord..

(supposant bien sûr que cela ne lui coûte que peu d'effort, voire aucun, qu'elle "est" ce stéréotype)

En payant, il se donne le droit de se décharger lui-même du travail émotionnel qu'impliquerait de sa part, une "véritable" relation



Il s'agit d'un monde de rencontres sans "rencontre"

Celle-ci devient mythique, si j'ose dire.. Un monde où l'on tente de retrouver son "vrai" moi, (celui qui n'aurait pas été confisqué par d'autres, aliéné) dans les manuels de développement personnel

Un monde dans lequel chacun intériorise plus ou moins ce que la société attend de lui, depuis l'enfance ; et notamment, une spécialisation différente en fonction de son genre dans la gestion des émotions, plutôt "hôtesse de l'air" pour les femmes, plutôt "agent de recouvrement" pour les hommes



Car cela correspond effectivement bien à un marché du travail, globalement polarisé de cette manière. Mais la possibilité de rémunérer ce que nous accomplissons parfois à notre insu questionne nos seuils de tolérance psychique.

Ce travail émotionnel, donc, quand il sert les intérêts d'une entreprise, installe celui qui en est tant le garant que le bénéficiaire dans une position presque intenable vis-à-vis de lui-même, non pas inédite.. mais ce travail dans le travail donne un sens nouveau au mot "précarité"

Un sens, non plus seulement matériel...qui révélerait cette intrusion marchande dans la sphère individuelle y compris la plus intime ; une "précarité émotionnelle" ..

Une étude sociologique du sentiment comme valeur marchande, autrement dit, de l'exigence croissante des entreprises envers leurs employés en contact avec le public : il ne s'agit plus simplement "d'être aimable" avec le client, mais de vivre cette amabilité comme un sentiment profond, codé par des sourires et phrases prescrits.

L'auteur a mené son enquête depuis une vingtaine d'années aux Etats-Unis, plus particulièrement auprès des hôtesses de l'air, qui vivent cette captation de leur ressenti d'une manière plus intense, puisqu'elles ne peuvent quitter leurs clients et doivent, tout en présentant une attitude douce, voire maternante, assurer la sécurité des passagers.

Et comme on peut l'imaginer, ce sont les femmes qui, réputées plus émotives, en réalité, jouissant de moins de considération, qui sont en première ligne de cette dissociation de personnalité ...

Avec « Le Prix des sentiments », la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild signait, en 1983, un livre fondateur, enfin traduit.
Lien : http://www.lemonde.fr/livres..