Ce roman a connu une drôle d’histoire quand il est sorti en 1997 aux Etats-Unis : victime de son succès, il a ensuite littéralement disparu de la circulation pour une sombre histoire de droits. Il est le premier roman de son auteur Arthur Nersesian, qui a ensuite publié d’autres romans et quelques pièces de théâtre, et qui enseigne la littérature à New-York. Au regard du reste des titres de son œuvre (Manhattan Loverboy, The Swing Voter of Staten Island, The Sacrificial Circumcision of the Bronx), il semblerait qu’il ait un rapport assez passionnel avec la Grosse Pomme. Pour avoir un bref aperçu de ce roman ultra-urbain, il suffit de se pencher sur le titre, qui n’a volontairement pas été traduit en français, puisqu’il s’agit d’un anglais très familier et pourrait se traduire par foirer, merder, foutre en l’air.
Effectivement, nous avons affaire à un jeune homme originaire du Midwest, de 22 ans, qui a lâché ses études, s’est trouvé un job d’ouvreur dans un petit cinéma de reprises à East Village, le Saint Mark’s, et vivote avec sa compagne de quelques mois, Sarah. Ce n’est ni l’amour fou, ni le travail de ses rêves, notre jeune new-yorkais passe chaque jour tant bien que mal, jouant avec les limites. Le faux-pas est vite arrivé, et sa précarité prend une autre dimension. Il va se retrouver à la rue – hébergé un temps par un ami – à accumuler les embrouilles, les aventures, les bagarres, les coups durs et les visites aux hôpitaux du coin. Parce que ce gars semble être un spécialiste du ratage en série, tout ce qu’il touche est voué à partir en cacahuète, ses relations amoureuses, autant que amicales, les jobs qu’il réussit tant bien que mal à se dégoter. C’est le chemin de la marginalisation, que nous conte là l’auteur, celui des galères qui s’enchaînent sans jamais s’arrêter et cette capacité hors-norme de se précipiter droit dans le mur.
On est bien loin du New-York de l’Upper East Side, dans ce roman, des tours qui viennent accrocher les cieux, c’est plutôt vers les bas-fonds de la ville que l’auteur inscrit son texte : celle-ci ou le World trade Center tient encore sur ses deux tours, les grandes enseignes de Coffee Shops et restos branchés encore confidentiels, des rues mal famées, des rues où la cigarette n’avait pas encore disparue, une ville qui a laissé nombre des siens sur le carreau ou entassés dans des dispensaires archibondés. Rien de propret, de brillant et de lisse ici, l’auteur nous entraîne dans les petits cinémas de quartier, où viennent se cacher d’autres laissés pour compte, broyés par une vie bringuebalante. Ce n’est pas beau à voir mais par ici, on la touche la réalité d’un monde tout sauf aseptisé. Celui des paumés, inadaptés ou de ceux qui ne rentrent pas dans les étroites normes de l’hétérosexualité, de la blanchité, des éduquées – il faut se rappeler qu’on est quelques années avant l’an 2000 et que les malades du sida sont encore tolérés à grand-peine.
On lit, curieux et absorbé, cette descente aux enfers comme le cheminement d’un anti-héros dans tout ce qu’il a de commun, qui va de chapitre en chapitre, l’estomac vide, les plaies qui s’accumulent sans guérir, la déchéance après laquelle il semble courir de rue en rue. Si la fin du roman est révélée dès le chapitre liminaire, levant le doute sur le destin du jeune homme, son épopée à travers la ville devient de plus en plus folle, une célébration du n’importe quoi, où tout le monde, pauvre comme plus riches, s’avèrent être complètement déglingués. Une célébration sonnante et trébuchante de ce que New-York a de plus sombre, niché ici et là dans les recoins des rues, des quartiers, des cinémas, ou des maisons huppées. Une ode au n’importe quoi, à la survie, au laisser-aller, aux relations entre esseulés et déboussolés, entre âmes en peine – et sur tous les plans -, une communion entre corps abîmés, New-York est étourdissante et ne pardonne rien.
Voilà un personnage borderline, toujours sur le fil du rasoir, dont l’auteur s’amuse presque lui-même à raconter les péripéties dans lesquelles il n’arrête pas de se prendre les pieds : si, chez moi les aventures ont davantage provoqué un rire jaune, toujours oscillé entre l’envie de sourire face à l’autodérision de notre narrateur et la boule au ventre face au cynisme existentiel, qui est un peu la ligne directrice du récit, aux malheurs du jeune homme, à la fois débrouillard et qui arrive à se mettre systématiquement dans des situations inextricables, et qui se retrouve à fuir, son caleçon, son t-shirt et son pantalon en guise de bagage. L’auteur met tout au même niveau, rien n’est plus respectable ni respecté, la littérature comme les gens, la ville, la famille. On apprécie que Les Éditions La Croisée aient pris le risque de nous présenter un premier roman déjanté qui a déjà plus de trente ans, d’un auteur jamais traduit en France. L’auteur etant aussi déjanté et imprévisible que son roman et son héros, son dernier roman The Five Books of (Robert) Moses sorti en juillet 2020 comporte près de 1500 pages et ne lui a pas pris moins de vingt-cinq ans à écrire.
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