Citations de Astrid Eliard (51)
Il a été absent du collège pendant plus d’un mois et quand il est revenu, c’était un autre homme : il s’était coupé les cheveux en brosse, portait de nouvelles baskets et se tenait à l’écart de ses élèves. Quand je croisais son regard, ses yeux semblaient demander, sans aucune haine ni rancœur, mais avec une tristesse qui me rendait malade : « Pourquoi ? »
Les choses rentrent parfois dans l’ordre, parfois même inexplicablement, sans qu’on ait besoin de se battre pour elles, pense Marion. Mais rien n’a bougé dans la chambre d’Adèle. Il y a toujours le même pli sur la couette
Certaines journées sont propices au crime, question de météo. On dit que la pluie
éloigne les cambrioleurs mais accompagne souvent les assassins. Le jour de la disparition
d’Adèle, le soleil tapait si fort sur les graviers blancs du jardin des Tuileries
que personne n’osait en remuer la poussière. Les gens fuyaient les terrasses des cafés
et se terraient dans les supermarchés, les cinémas, peu importe pourvu que la clim
ne soit pas hors service. Quelques jours plus tard, un gros orage éclata, et quelques
jours après cela – de grandes flaques argentées s’étaient formées entre les parterres
du jardin des Tuileries – l’équipe de France de foot gagnait contre l’Albanie.
« J’aime la peur, la vénère. Je dirais presque : “Quand je suis avec elle, je n’ai plus peur !” »
OSSIP MANDELSTAM
« Le calme des lendemains de catastrophe n’est que de surface, l’intranquillité cuisant à gros bouillons, juste derrière. La peur a raidi les voyageurs sur leurs strapontins, elle a replié leurs journaux, refermé leurs livres, supprimé la musique de leurs écouteurs, se dit Marion en observant les usagers du métro. À la station Varenne, elle déchiffre un tag sur un mur carrelé : « Vous n’aurez pas ma PEUR. » Mais la peur les a bel et bien attrapés, non? »
Qu’elle aimait son air de professeur, de Monsieur-qui-sait-tout ! Elle savait si peu de choses… Une fois il s’était retourné vers elle, avait cherché son regard sous les roses, qui projetaient sur son visage des ombres papillotantes.
Avec ses mains, ses grandes mains douces, il essuya ses larmes, libéra celles qui stagnaient dans ses cernes. Marie se laissait cajoler comme un chat, tournant la tête, cambrant la nuque, pour que Cornélius la touche là où elle voulait qu’il la touche. Sa respiration se fit plus constante, ses hoquets, ses larmes avaient été avalés.
Elle but trop vite, de grandes gorgées qui lui firent monter les larmes. Mais comme c’était bon ! Aaah, résonna son gosier repu. Elle ressentit immédiatement une légère, une délicieuse ivresse.
Elle parlait tout haut, comme si elle avait besoin d’entendre sa propre voix pour donner une existence à sa pensée. Par moments, saisie par l’absurdité de ne parler à personne d’autre qu’à elle-même, elle se mettait à chuchoter. On ne pouvait pas bavarder ? Se raconter un petit morceau de nos vies ? Non, non, il fallait monter le fauteuil, poser le canapé, brancher le frigo, et partir, vite vite vite. Surtout pas échanger de sympathie, de geste amical… Holà ! un geste amical ? et puis quoi encore ?! Mon dieu comme les gens devaient être seuls pour refuser le moindre dialogue, ils étaient soi-disant pressés, n’avaient pas le temps… Elle avait tout son temps, et justement il ne lui avait jamais semblé si long, si lent, si interminablement calme, voluptueux et reposant que depuis sa grossesse, un peu comme de très très grandes vacances.
Les gens sont partout pareils, ils veulent que vous leur ressembliez.
Je crois que ma mère et moi, on lui fait un peu peur. Et encore, elle ne sait pas tout. Elle ne sait pas que quand je rentre à la maison, j'ai à peine enlevé mon manteau que je suis déjà à vidé les cendriers, à chercher les éponges sous l'évier tellement c'est crade. Elle sait pas que la seule chose qui soit bien rangée chez nous, c'est la photo de mon père, entre la page 122 et la page 123 des Trois Mousquetaires. Elle ne sait pas qu'il m'arrive encore, dans les bus, les trains, les magasins, de fixer un homme et de comparer, trait pour trait, son visage à celui de la photo, de me demander s'il porte lui aussi un grain de beauté de la taille d'une pièce de cinq centimes sur la clavicule, et enfin hésiter, cinq, dix, trente secondes, une éternité, pour savoir si j'ose l'aborder. Je n'ose jamais.