Citations de Camille Bordas (93)
« J’ai peur de devenir aveugle », nous dit Elsa ce soir-là. Elsa n’avait pas de raison de penser qu’elle deviendrait aveugle, mais l’idée l’empêchait de dormir. « Je ne peux rien imaginer de pire. Je sais bien qu’il y a des aveugles très heureux, mais honnêtement – et le but ici, c’est d’être honnête, il me semble – je ne crois pas que j’aurais les ressources mentales nécessaires pour ne pas sombrer dans la dépression – si je devenais aveugle. Et puis, si je dois être encore plus honnête, je dois dire qu’entre pouvoir voir et être heureuse, je préférerais pouvoir voir. »
Tu vas t’inscrire en thèse, toi, l’année prochaine ?
[...]
Je crois pas non.
Pourquoi pas ?
T’as pas remarqué que Bérénice, Aurore et Léonard se sont tous inscrits en thèse parce qu’ils pensaient qu’ils allaient trouver des réponses à toutes leurs questions, mais qu’au lieu de ça, il leur faut de plus en plus de temps pour répondre à des questions de plus en plus simples ? Ils divisent toutes les questions en une infinité de sous-questions maintenant, et les sous-questions sont tellement compliquées qu’ils finissent jamais par revenir à la question originale. Ils sont devenus cinglés.
Je pensais qu’ils avaient toujours été comme ça.
Ça complique tout de savoir trop de choses. Je crois que c’est pas on, d’être trop éduqué, quand on veut être artiste. Un bon artiste, ça doit être un peu bête.
À une dizaine de tombes du trou qu’ils venaient de creuser pour la grand-mère de Denise, les fossoyeurs prenaient leur pause clope. Ils finiraient leur matinée de travail une fois qu’on serait partis. Je me suis demandé si on leur donnait des infos sur les gens pour qui ils creusaient le trou – quel âge ils avaient, de quoi ils étaient morts – et si cela déterminait la distance à laquelle ils estimaient correct d’aller prendre leur pause cigarette. Pour l’enterrement du père, ils étaient allés vachement plus loin.
J’ai essayé d’être vraiment attentif quand Denise est montée à l’autel pour lire son éloge funèbre, mais sa voix était si frêle que c’était dur de suivre. Elle a parlé du fait que sa grand-mère ne connaîtrait jamais la fin du feuilleton qu’elle regardait tous les jours depuis plus de vingt ans, et à quel point c’était triste d’y penser. Elle a dit que quel que soit l’âge auquel on mourait, on laissait toujours des trucs inachevés.
[...]
Simone semblait très intéressée par ce que disait Denise. Quand Denise a dit que sa grand-mère, sachant qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps, avait arrêté de lire de nouveaux livres parce qu’elle ne supportait pas l’idée de mourir en plein milieu d’un livre et de ne pas en connaître la fin, et qu’elle avait passé ses dernières semaines à relire ses livres préférés, Simone a même hoché la tête en signe d’approbation.
« Et toi, qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? »
Elle savait que je savais que plus tard, elle voulait être morte. Elle était libre d’inventer n’importe quoi, du coup.
Sur le chemin du retour, on a vu un gosse piquer une crise parce que sa mère refusait de l’emmener au McDo. Sa mère le tirait par le bras, et tout le reste du gosse traînait par terre parce qu’il refusait de marcher tant que sa mère ne céderait pas sur le McDo.
J’aimais ma famille, je crois.
Je n’en connaissais pas d’autre, c’est vrai, et du coup, je ne pouvais pas trop comparer, mais il me semblait que c’étaient des gens bien, corrects.
Les gens vous font toujours promettre de rien dire avant que vous sachiez exactement à quoi vous vous engagez, je trouve ça un peu facile. (p.44)
Mes trois soeurs se ressemblaient vraiment beaucoup. Comme si ma mère n'avait eu qu'un seul moule pour faire des filles. (...)
Nous, les garçons, on était tous différents. Taille, teint, couleur de cheveux. Un vrai bordel.
Pour trouver la nouvelle version de moi, j'ai cherché à repérer le gamin dont personne ne remarquerait l'absence s'il disparaissait de la cour tout d'un coup. Ça peut sembler un peu mélodramatique dit comme ça, mais c'est vrai que je me disais souvent que ma disparition subite ne changerait absolument rien à la vie de l'école. [...]
J'ai pas trouvé de nouvelle version d'Izzie chez les nouveaux arrivants. Mais c'est vrai aussi qu'ils sont durs à repérer, par définition, les gamins qui passent inaperçus. Même entre nous on a du mal à se reconnaître.
Dans les films que j'avais vus, l'aventure, ça semblait surtout se passer en dehors de la maison ou de l'école. En gros, il y avait deux options : si on partait tout seul, on rencontrait des gens et on apprenait des trucs, alors que si on partait en groupe, il y avait au moins un mort. Donc j'ai décidé de partir tout seul (faut dire aussi que j'avais pas vraiment d'amis).
J'aimais ma famille, je crois. Je n'en connaissais pas d'autres, c'est vrai, et du coup, je ne pouvais pas trop comparer, mais il me semblait que c'étaient des gens bien, corrects. Même s'ils étaient souvent perdus dans leurs pensées. Chacun sa bulle. Ils ne prêtaient pas vraiment attention aux autres, à personne en dehors de la famille, même pas à moi, parfois.
- Tu crois que c'est la fin du monde ? demanda-t-elle, et pas en regardant par la fenêtre ou vers l'horizon, comme j'imaginais qu'une personne qui posait une question aussi dramatique serait encline à le faire, mais en me fixant droit dans les yeux. Glauber m'a expliqué que vous vous étiez mis d'accord sur un endroit où vous pourriez vous retrouver si la fin du monde arrivait et que vous n'étiez pas déjà ensemble pour y faire face.
Glauber n'avait pas menti. Nous avions effectivement soulevé l'idée d'un lieu de rendez-vous en cas d'apocalypse. Nous voulions être ensemble au moment où l'humanité disparaîtrait. Je ne saurais pas bien dire pourquoi.
- C'est sûr que le bonheur, c'est surfait.
- Il pleut ?
- Non. Il a l'air de faire globalement beau ici. C'est grand ciel bleu depuis que je suis arrivée.
- Ça doit te saouler alors. T'adores la pluie.
- C'est vrai que trop de soleil, ça rend les gens trop optimistes. J'espère que les hivers sont aussi horribles qu'on le dit, que ça rééquilibre la balance.
Le thé avait trop infusé, il avait un goût de pièces de monnaie qu'on aurait plongées dans de la grenadine.
Vu que notre jardin était le plus mal entretenu du quartier (sa seule gloire était le cerisier, mais c'était pas grâce à nous qu'il survivait, il se debrouillait tout seul), mon état des lieux hebdomadaire était pas beaucoup plus palpitant que l'ennui que je cherchais à fuir en sortant de la maison. A vrai dire, je m'ennuyais autant dehors que dedans, mais disons qu'au moins le silence du jardin était moins pesant que le silence de la maison.
Les enterrements auxquels j'étais déjà allé duraient généralement moins d'une demi-heure, mais celui de la grand-mère de Denise à duré presque aussi longtemps qu'une soutenance de thèse.
Le salon ressemblait à une salle d'attente. Il y avait plusieurs tables basses avec des magazines. Des soucoupes en verre remplies de bonbons emballés individuellement. On avait jamais eu de magazines à la maison. C'est sans doute pour ça qu'on avait pas de table basse, d'ailleurs.
Le mot "amour", les gens aiment bien parce que c'est festif, ça sonne bien, c'est comme "champagne" : rien que de dire le mot, t'entends sauter le bouchon.